Un sage ensauvagement de la pensée ou le socialisme sauvage

Un sage ensauvagement de la pensée ou le socialisme sauvage

Charles Reeve

I

On peut difficilement contester que la pensée de Claude Lefort, à la fin de son parcours intellectuel, ait évolué de la critique du totalitarisme vers un intérêt pour les idées du libéralisme1. Par contre, parmi beaucoup de ceux qui ont suivi attentivement ses travaux et sa vaste production de livres, rares sont celles et ceux qui ont remarqué l’importance donnée à l’idée de « démocratie sauvage ». C’est sans doute pourquoi, dans un récent numéro de la revue Esprit2 – revue dont C. Lefort se rapprocha vers la fin de sa vie – certains de ses disciples ont entrepris de fouiller son œuvre afin d’exhumer les quelques éléments pouvant confirmer la présence de cette idée. Avec un succès tout relatif pour le lecteur non spécialiste de C. Lefort, il faut le reconnaître, tant les développements sur la question restent vagues et imprécis.

En lisant ces textes, on comprend que, au-delà des brillants travaux de C. Lefort sur des auteurs comme Machiavel, deux moments historiques précis fondent ces vagues références à la « démocratie sauvage », la révolution hongroise de 56 et le mouvement de Mai 68. Le premier ayant été suivi avec intérêt par le groupe Socialisme ou Barbarie, collectif au sein duquel C. Lefort et C. Castoriadis occupaient une place particulière.

Revenons tout d’abord sur le peu de références à la notion de « démocratie sauvage » que la lecture scrupuleuse de ces auteurs put trouver chez C. Lefort, « concept fugace », reconnaît l’un d’entre eux3. Pour s’interroger ensuite sur le sens politique qu’ils attribuent à cette idée dans la pensée de C. Lefort. Pour ce qui nous intéresse ici, c’est finalement la présence du mot « sauvage » qui mérite discussion. Est-il permis, ou non, d’établir un quelconque lien entre l’idée de « démocratie sauvage » et celle, apparue lors des années de la révolution allemande de 1918-1920, de « socialisme sauvage »4?

121 Geralt

Les auteurs proches de la pensée de C. Lefort cherchent à cerner l’idée de « démocratie sauvage » chez lui dans le but de pouvoir aborder aussi, dans un sens critique, les récents mouvements sociaux, les mobilisations et soulèvements populaires qui se succèdent de par le monde. Ce qu’ils appellent « l’ensauvagement » – qu’ils voient se manifester dans ces mouvements – peut-il être mis en rapport avec l’idée de « démocratie sauvage », vaguement énoncée par C. Lefort ? Ils commencent par reconnaître que les « failles » dans les pratiques démocratiques de ces mouvements ne sont pas des phénomènes nouveaux. On y découvre le rôle avant-gardiste de petits groupes et les travers du « spontanéisme » qui aboutissent à la fétichisation des pratiques assembléistes. Ces auteurs soulignent – en reprenant l’idée de C. Lefort sur la « démocratie sauvage » – que « ce qui se joue […] ne serait pas tant une tentative de refondation qu’une phase d’ensauvagement de la démocratie »5. Quel est le contenu et le but de cet « ensauvagement » ? Ces auteurs défendent qu’il se peut bien qu’on assiste à un « nouveau commencement ». Formule énigmatique que nos auteurs s’efforcent de préciser : il s’agirait d’« une action qui introduit du nouveau dans le monde ». Nous ne sommes pas plus avancés… Puis, plus loin, ils affirment que cet « ensauvagement » des nouveaux mouvements ne fait que « mettre sous tension l’invention démocratique », « prendre le sens d’un avertissement ». Avertissement de quoi, de qui, pour qui ? Le brouillard tombe sur la ville.

Tout se passe comme si ce schéma de pensée témoignait d’un terrible manque d’imagination, nous condamnant à rester dans des limites de ce qui existe, et nous interdisant de dépasser le cadre institutionnel de la démocratie représentative. Tout mouvement social « ensauvagé » ne peut prétendre aller au-delà. Il peut juste « avertir » d’un dysfonctionnement. En somme, un « ensauvagement » bien sage et respectueux des institutions.

Revenons à la pensée des dernières années de C. Lefort, lorsque celui-ci évolue de la critique du totalitarisme à la proximité avec le libéralisme. Certains défendent que le philosophe établit un lien entre la revendication, exprimée par ceux qui se révoltent, de droits sociaux nouveaux, et la dynamique démocratique6. Ce libéralisme des « droits nouveaux » ferait barrage à la destruction du tissu social. Ce serait même par ce positionnement que C. Lefort se « distinguerait de la thèse libérale la plus classique »7. Aujourd’hui, on pourrait confronter ces réflexions avec les mouvements réels qui se déroulent par le monde. Ce qui pourrait nous aider à y voir plus clair. À l’évidence, la « reconstruction démocratique » ne s’est pas faite à partir des nouveaux mouvements – comme le montre l’exemple espagnol où l’énergie des places qui s’était investie dans Podemos s’est dissoute dans le bac à acide de la politique électoraliste. À contrario, on peut remarquer que les inquiétudes de C. Lefort sur la dégradation du consensus démocratique étaient plus que fondées. En France, en particulier mais partout ailleurs aussi, le libéralisme ne déboucha pas sur un élargissement des droits sociaux mais sur leur limitation et sur un renforcement autoritaire du pouvoir politique.

En 1979, C. Lefort écrivait : « la passion qui m’habitait autrefois ne m’est pas devenue étrangère », mais, puisque « le rêve du communisme » ne peut se défaire « du cauchemar totalitaire », il disait s’attacher désormais à « une idée libertaire de la démocratie »8. Passons sur le discutable lien établi entre le rêve de communisme et le totalitarisme, et attardons-nous un peu sur les contours de cette nouvelle idée. On pressent que C. Lefort la distingue d’une pure révolte, laquelle, selon lui, identifie tout pouvoir avec oppression. Dans son texte, Antoine Chollet établit une équivalence entre la notion de « démocratie sauvage » et l’« idée libertaire de démocratie ». D’après cet auteur, C. Lefort perçoit même un écart entre le concept de démocratie et la pratique bourgeoise qui cherche à « désamorcer » son développement, à l’« enfermer dans des bornes », à l’ « apprivoiser ». Rien de particulièrement nouveau, ce débat remonte à la Grande révolution de 1789 et aux vives confrontations entre Robespierre et les Enragés. De nos jours, Jacques Rancière revient fort bien dans ses textes sur la question, faisant une claire distinction entre démocratie et représentation.

Un premier point de débat important concerne donc la distinction entre révolte et « démocratie sauvage », cette dernière s’opposant donc à « l’anarchisme » et au refus des institutions. Dit autrement, la « démocratie sauvage » reste dans le cadre des institutions politiques. Institutions qu’il faut défendre car elles sont les remparts à « l’anarchisme ». L’argument est irrecevable, car comment présenter l’anarchisme – toutes diversités et courants confondus – comme un courant antagonique à toute forme d’organisation sociale, d’institutions, d’un type nouveau certes ? Dans le même ordre d’idées, on perçoit dans cette approche une identification simpliste entre spontanéisme et absence d’organisation, alors qu’un mouvement spontané est au contraire le socle de l’auto-organisation. La « démocratie sauvage » s’articulerait donc, nécessairement, avec les institutions de la société existante. Or, une société bouleversée par la subversion de l’ancien ordre, par un mouvement « sauvage », est nécessairement une société autre, en devenir où la « vieille société civile » fondée sur le consensus interclassiste est brisée. Comme d’autres, qui ont eu autrefois un parcours anticapitaliste alors que « la passion les habitait », C. Lefort s’était imprégné de l’expérience des révolutions antitotalitaires. Pour lui, la « démocratie sauvage » s’affirme par rapport au totalitarisme de matrice bolchevique-stalinienne. Il fait l’impasse sur l’autoritarisme social-démocrate à l’œuvre dans la révolution allemande, ou en Russie, dans la pratique hégémonique de la tendance majoritaire léniniste de la social-démocratie. Selon A. Chollet, c’est pour échapper au « risque totalitaire » que Lefort introduit la notion de « démocratie sauvage », qui exprime « la discordance » de la société. On peut en conclure que le raisonnement ne va pas au-delà du cadre institutionnel des rapports de représentation démocratique de délégation permanente. La « démocratie sauvage » serait la version moderne de ce que les jacobins appelaient « l’exception souveraine » : le moyen populaire de pression sur le système représentatif, une contestation à des moments précis de son mauvais fonctionnement, la possibilité souhaitable pour le peuple d’exiger un exercice plus pur de la souveraineté – dont il est, par principe, inapte à exercer directement. Une réparation de l’impossibilité de la « démocratie pure » que le peuple serait inapte à exercer. Pour reprendre Machiavel, un penseur cher à C. Lefort, la « démocratie sauvage » s’apparenterait à « la nécessité du tumulte », l’expression de la résistance populaire à l’oppression. Bref, elle serait le versant contestataire, « la discordance de la société à elle-même »[^9], qu’empêcherait la démocratie de dériver vers le totalitarisme.

Après Mai 68, C. Lefort a élargi quelque peu le contenu possible de la « démocratie sauvage ». Il écrit que : la « brèche » de Mai « donne figure […], à une démocratie sauvage dont la trace peut se perdre, se perd toujours, mais qui révèle des aspirations spécifiques du monde moderne »9. Mais ces « aspirations » ne semblent toujours pas aller au-delà de la refondation démocratique.

Finalement, les auteurs qui ont cherché les traces de la notion de « démocratie sauvage » chez C. Lefort sont, eux-aussi, forcés de reconnaître la rareté de sa présence dans les écrits du philosophe. Qui plus est, vers la fin de ses travaux, en parlant de la révolution bolchevique, C. Lefort donne un contenu particulièrement négatif à la notion, « en ce sens qu’elle est impuissante à se régler dans un système d’institutions »10, car elle a permis la montée de la bureaucratie et sa récupération de l’énergie collective. Ce qui revient à dire que les soviets excluaient tout projet d’organisation sociale, impuissants qu’ils étaient à « se régler dans un système » y compris structuré par des institutions nouvelles. Ainsi, les soviets auraient ouvert le chemin à la bureaucratie, alors qu’on peut fortement argumenter que c’est au contraire le projet bolchevique qui va/a su « se régler dans un système d’institutions », le modèle de socialisme d’État. On est ici tenté de rapprocher le raisonnement de C. Lefort sur la notion de « démocratie sauvage » avec les conceptions de la social-démocratie de gauche allemande (l’USPD) et autrichienne des années 1920, selon lesquelles les conseils (soviets) étaient des formes organisationnelles nouvelles mais incomplètes, sans contenu et dynamique capables de fonder une nouvelle société. Ils ne pouvaient être, dans le meilleur des cas, que des organes appelés à exister en complément des institutions démocratiques parlementaires. Certes, à cette même époque, l’idée de conseils comme nouvelle conception de réorganisation sociale qui se suffit à elle-même était très minoritaire et embryonnaire11. Elle ne commencera à être théorisée que plus tard, dans les textes de petits groupes de communistes anti-bolcheviks et anarchistes12. Mais C. Lefort écrit, lui, dans les années 1970…

Antoine Chollet tente bien « un essai d’interprétation du sens »13 de la notion fragile de « démocratie sauvage ». Il remarque qu’elle n’est pas « révolte ou refus d’obéir » qui sont des activités « intermittentes », pour concéder qu’elle recouvre une activité politique qui reconnaît la nécessité de la « fonction instituante du pouvoir ». Mais on ne s’écarte pas du champ institutionnel. On n’est pas, clairement, dans les territoires de la subversion de l’ordre du vieux monde, on est juste « dans le désir de ne pas être opprimé que décrit Machiavel ». C’est-à-dire, dans le désir d’être libre dans le cadre des institutions existantes. Chez C. Lefort, précise le disciple, « les occurrences de la “démocratie sauvage” sont toujours liées à cette description d’une société désordonnée et d’une puissance désordonnante ». La reconnaissance du conflit, du désordre, fonctionne donc comme un simple correctif des institutions. De son côté, Arthur Guichoux fait une lecture de la notion de « démocratie sauvage » qui laisse entrevoir des suites plus radicales14. Selon sa lecture de C. Lefort, « la revendication sauvage contre toute institution établie » serait une des « formes de contestation de l’ordre établi qui manifestent la créativité des hommes »15 – créativité qui reste dans le cadre de l’« invention démocratique » et va dans le sens d’une « refondation démocratique ».

126 Photographie : Caroline Léna Becker

On trouve dans ces discours, du maître ainsi que de ses disciples, peu, ou pas de références à l’action émancipatrice, à une quelconque subversion de l’ordre social du capitalisme. Dans la notion de « démocratie sauvage », la charge positive, la créativité, n’est pas associée à la construction du radicalement neuf, à de nouvelles institutions non aliénantes. C. Lefort a recentré son analyse des insurrections des conseils sur l’aspect antitotalitaire délaissant leurs potentialités de réorganisation sociale. Le dévoilement de l’inégalité économique et sociale qui fonde l’égalité politique formelle, citoyenne, est au centre du mouvement des conseils. C’est à partir de là que prend forme et force la contestation de la représentation démocratique du peuple de citoyens, à laquelle s’oppose la recherche de la souveraineté la plus grande des exploités, par une construction d’une démocratie « réelle », directe, de pensée et d’action. On approche ainsi un autre contenu de la notion de « sauvage », qui va bien au-delà de l’expression d’une « discordance de la société », d’un correctif de la démocratie représentative, d’une « refondation démocratique ».

II

Le mot « sauvage » a accompagné la pensée politique bourgeoise depuis la fin du XVIIIe siècle, à chaque fois qu’un mouvement spontané et indépendant a contesté l’ordre ancien. Il a été associé à l’idée de « la Terreur », on l’a invoqué sans retenue dès que la révolte sociale dépassa le cadre des institutions, il s’est retrouvé théorisé et incorporé dans le concept de foule aveugle, chère à Gustave Le Bon, et chez les diverses tendances du marxisme autoritaire, il justifia la nécessité de « bien diriger » les masses. Le concept même de « masses » porte en lui les stigmates de cette idée : une collectivité de nature à être dirigée. À contre-courant, on convoquera le bouillant Bakounine et son idée magistrale – qu’il appela « le principe d’autorité » – ainsi définie :

Cette idée éminemment théologique, métaphysique et politique, que les masses, toujours incapables de se gouverner, devront subir en tout temps le joug bienfaisant d’une sagesse et d’une justice qui, d’une manière ou d’une autre, leur seront imposés d’en haut.16

Ainsi se posait l’opposition irréductible de la subversion consciente du vieux monde d’un côté et la reproduction de la soumission à l’autorité, le savoir, les spécialistes, d’un autre côté. Une opposition présente tout au long du parcours accidenté et sans cesse recommencé de la lutte pour l’auto-émancipation, qui va des Enragés de la Grande révolution aux révoltes et aux insurrections autonomes de nos jours. L’ère des révolutions fut l’âge d’or de la nouvelle émancipation, des mouvements ouvriers se revendiquant du syndicalisme révolutionnaire, des grèves de masse sauvages et des luttes autonomes du début du XXe siècle, des soviets russes de 1905, des révolutions de 1917 en Russie et ensuite de 1918-20 en Allemagne.

Ce fut au cours de l’action autonome des exploités, dans l’Allemagne de ces années-là, que le sens du mot « sauvage » dans le mouvement ouvrier fut inversé. En 1916, alors que la boucherie guerrière faisait rage, Karl Legien, le chef des syndicats sociaux-démocrates, avait salué les décrets militaires de l’Union Sacrée comme un pas vers le « socialisme de guerre ». Puis l’inattendu s’imposa, les grèves et occupations contre la guerre et ses conséquences sociales éclatèrent, se développèrent, suivies par la création rapide d’un vaste réseau de conseils dans toute l’Allemagne, des armées aux usines. En novembre 1918, les mutineries et les révoltes contre la hiérarchie militaire mirent fin à la guerre et à l’Empire. Pour éviter l’effondrement de toute l’organisation sociale, les militaires n’eurent comme recours que de faire appel aux chefs sociaux-démocrates. Ils leur ouvrirent les portes du pouvoir. Les dirigeants socialistes s’affolèrent eux-mêmes de cette insubordination spontanée et créatrice qui échappait au gigantesque appareil bien rodé de la social-démocratie. Mais ils y virent aussi l’occasion de reprendre la main sur la situation. Pour eux, il n’était pas vraisemblable que les « masses » puissent devenir une force autonome et porteuse d’initiative. Ils se limitèrent à y voir une forme de « socialisme sauvage », assimilée à une forme imprécise, déformée de bolchevisme. Pour ces savants du « marxisme » d’appareil, ce mouvement était le produit d’une classe ouvrière inculte, non éduquée, une masse immature de travailleurs et de soldats qui ne connaissaient rien à la nature des syndicats et du socialisme. Le trouble et la peur rapprochèrent, une fois de plus, la vieille classe dirigeante, les capitalistes et les chefs de la social-démocratie17. Selon la formule de Rosa Luxemburg, le marxisme (dans sa version sociale-démocrate s’entend) devenait peut-être le dernier refuge de la bourgeoisie. Curieusement, en Russie, les chefs bolcheviques avaient été, eux aussi, méfiants vis-à-vis de ce mouvement spontané de la base. Mais, compte tenu des conditions historiques différentes et de leur faiblesse, ils agirent de façon plus tacticienne. S’ils reconnaissaient une puissante énergie aux soviets, ils contestaient leur possibilité de dégager un projet de société et œuvraient en sorte de les utiliser pour affermir le parti, seule forme capable, selon eux, d’exprimer la conscience de classe et de porter le projet révolutionnaire.

Ces mouvements révolutionnaires du début du siècle portaient une telle charge de contestation sociale que leur premier combat fut nécessairement contre ceux qui se sentaient menacés par leurs projets d’autogouvernement, les vieux partis de la social-démocratie marxiste. Ce furent ces formations, en Russie et en Allemagne, qui assumèrent la dure tâche d’étouffer les nouvelles organisations, par la répression et par l’intégration dans le fonctionnement du capitalisme. De leur côté, les courants de l’anarchisme, présents et sujets actifs dans les révolutions russes et dans la révolution allemande, ne furent pas surpris par cette entrée en scène inattendue des exploités car leur conception de la lutte de classes intégrait la spontanéité et l’initiative autonome. Ce fut leur force mais aussi leur faiblesse, car ils ne mesurèrent pas dans toute son ampleur le contenu nouveau de cette vague d’auto-organisation qui annonçait un changement radical dans la nature des mouvements sociaux. Souvent, ils crurent même y voir la simple réalisation de leur projet, alors qu’on était bien au-delà.

Ainsi, la notion négative de « sauvage », telle que la social-démocratie l’utilisait, fut inversée, elle prit un contenu émancipateur, créateur et constructeur, donc positif. Certains secteurs de la social-démocratie, comme Kurt Eisner18 et les Social-démocrates Indépendants de Bavière ou encore des théoriciens comme l’autrichien Max Adler, restèrent à mi-chemin et analysèrent la poussée d’auto-organisation comme un facteur transitoire, momentané, de revitalisation du socialisme classique et même du système représentatif dans lequel les assemblées de conseils devraient « équilibrer » le parlementarisme existant. Bien entendu, de telles constructions qui se voulaient « respectables » et « réalistes », ne pouvaient pas convenir à une bourgeoisie qui se sentait menacée ; Eisner et de nombreux partisans de l’éphémère République des conseils de Bavière furent assassinés par l’armée au service de Weimar. Malgré cette sanglante expérience historique, cette vision a la vie dure et se perpétue jusqu’à aujourd’hui, chez tous ceux qui limitent leurs imaginaires politiques aux conditions de l’existant et s’acharnent à présenter le « système des conseils » comme compatible avec la démocratie représentative, voire comme une autogestion des entreprises intégrée dans ce même système.

Mais à l’opposé de cette vision, très tôt, pour les radicaux allemands de la révolution, surtout les « délégués révolutionnaires » et les extrémistes, communistes et syndicalistes-révolutionnaires, qui s’organisèrent dans le cadre du groupe Spartacus, « sauvage » était tout sauf un attribut, une variation à ce qui existait déjà et ne signifiait pas une correction des institutions de la démocratie représentative. Il y eut, au départ, le rejet du cadre juridique de l’égalité formelle fondée sur l’inégalité économique et la revendication massive d’une démocratie directe assortie de l’égalité économique19. Pour eux, le caractère dit « sauvage » du mouvement exprimait le dépassement de la vision social-démocrate réformiste ; avec le mouvement des conseils on atteignait le stade d’un autre possible. Dans la société capitaliste, le principe d’autorité est le fondement même de l’État et de toutes ses institutions et formes politiques. La révolution des conseils, en Russie et en Allemagne, ouvrait un processus conduisant à une société nouvelle où les institutions de la société organisée ne seraient plus séparées de la collectivité humaine consciente et active, où le politique ne serait plus une spécialisation. La réorganisation de la société était perçue comme intimement liée à celle de l’organisation de ceux qui l’assumaient, la démocratie directe et l’auto-organisation étant inséparables de cette réorganisation.

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Le système des conseils, idée énoncée quelques années plus tard par des théoriciens comme Anton Pannekoek et des petits groupes de communistes antibolcheviques, faisait la critique du fétichisme du conseil comme forme d’organisation. Ce qui peut paraître paradoxal ne l’est pas car ces révolutionnaires avaient vécu en direct l’intégration des conseils, spontanés à l’origine, dans le fonctionnement du capitalisme après l’écrasement des révolutions en Europe centrale. En Allemagne en particulier, la social-démocratie de Weimar promulgua des lois qui délimitaient la place des conseils dans la cogestion des entreprises. Ces organisations avaient changé de fonction et perdu ainsi leur esprit d’origine. Or c’est cet esprit que ces théoriciens cherchèrent à sauvegarder. Pour les communistes hétérodoxes, le système des conseils exprimait un saut qualitatif dans le mouvement de l’auto-émancipation sociale. Il était donc opposé aux principes de la représentation qui étaient ceux de l’Etat et des partis classiques. Dans ce système, les organisations unitaires de base pratiquant la démocratie directe devraient constituer le socle d’une réorganisation de la production et de la distribution. Il y eut maints débats et désaccords sur les principes de cette réorganisation. En particulier, le recours au « temps de travail » comme facteur de comptabilité pour cette réorganisation souleva bien des questions sur ses implications égalitaires ou inégalitaires. Une idée fut communément partagée : la transformation radicale de la société impliquait l’auto-gouvernement et l’autogestion généralisée. L’émancipation devenait nécessairement l’affaire directe des intéressés et non plus de leurs représentants savants et porteurs de la conscience sociale. Dans les années 1930, le mérite des communistes antibolchéviques fut de dépasser la critique du modèle du communisme d’État qui élargissait son emprise désastreuse sur le mouvement ouvrier organisé, et de s’engager dans une démarche positive, revendiquant le projet d’une société nouvelle et non-capitaliste sur des bases antiautoritaires. Prétendant aller au-delà du vieux débat fédéralisme ou centralisme, conscients que le fédéralisme était, et ceci depuis la Commune de Paris, une idée appelée à se préciser et à s’étendre, alors même que le centralisme s’était compromis dans le lien indissociable avec le principe d’autorité et l’État, les partisans du système de conseils bataillèrent pour définir le contenu de la nouvelle économie et de ses principes. Un de ces partisans avait éclairé les buts en soulignant que le principe de l’économie politique de la classe ouvrière était, tout simplement, l’abolition de l’exploitation. Avec des défauts et des lacunes, des insuffisances inhérentes à la période historique, l’idée du système des conseils exprimait la réflexion la plus avancée des mouvements révolutionnaires « sauvages » du premier quart du XXe siècle ; elle restait comme un important jalon théorique dans la discussion et la recherche sur la socialisation de l’économie.

Quelques années plus tard, l’expérience des collectivités de la révolution espagnole de 1936 relança le débat sur le contenu du communisme libertaire, cette fois-ci plus particulièrement entre communistes-anarchistes et collectivistes20. Vu les circonstances et l’ampleur du mouvement réel, les discussions dépassèrent le cadre des débats des petits groupes de communistes de conseils allemands et hollandais. Mais la convergence des questions posées prouvait qu’elles allaient dans le sens des aspirations à l’auto-émancipation de l’époque.

On peut sous-estimer, ignorer, ces expériences et ces débats pour peu qu’on s’enferme dans le cadre d’un système représentatif parlementaire, tenu comme éternel puisque le moins mauvais possible. C’est réduire les exigences pour l’avenir au niveau de la résignation aux lois du capitalisme, c’est se conformer à la reproduction du monde tel qu’il est et mutiler ainsi sa propre capacité d’exercer sa pensée critique. On rejette ces projets comme datés et dépassés, alors même qu’on revendique la perpétuation d’une organisation sociale qui engendre de façon récurrente barbarie et désastres et noircit les perspectives de l’humanité. Dans cette discussion, les notions de « démocratie sauvage » et de « socialisme sauvage » peuvent se croiser sans s’interpeller véritablement. Car elles répondent à des exigences différentes, voire opposées.

Telle que nous l’avons comprise, la notion de « démocratie sauvage » est un « concept fugace », vague. Le sens qu’on peut lui attribuer est celui d’un « avertissement », à la limite, d’un « ensauvagement de la démocratie », une tentative d’adaptation du système représentatif aux nouvelles aspirations nées dans un monde à la dérive. Le « socialisme sauvage », de son côté, va s’avérer le filon le plus créatif de l’ère des révolutions21. Notion au départ négative et associée au jugement des seigneurs du monde sur les capacités de leurs vassaux, elle se transforma en projet positif d’auto-émancipation par le mouvement de subversion de l’ordre capitaliste – subversion qui, à elle seule, permet à l’impossible de devenir possible. Le système de réorganisation de la production et de la distribution qui est associé à l’idée des conseils, ainsi que d’autres projets de communisme libertaire de matrice anarchiste, ont eu, dans l’histoire récente des sociétés, le mérite de chercher à être précis et concrets, même s’ils ont été discutables et leur mise en pratique difficile. Ils impliquent, inévitablement, une rupture avec l’organisation sociale du capitalisme et avec son système représentatif.

130 Michael Gaida

Nous vivons des secousses qui annoncent une aggravement de la destruction des conditions de vie sociale par le capitalisme. Il semble, pour le moins, dérisoire de s’inquiéter d’une quelconque « refondation du système démocratique représentatif ». Nous faisons face à des questions nouvelles et seule une rupture avec les schémas du passé peut ouvrir des perspectives. Il n’y a rien à « refonder » de ce qui existe dans le champ des institutions politiques, la rupture avec le capitalisme est le seul chemin pour sortir de la barbarie où nous nous enlisons. Il faut une autre forme de représentation, une autre « démocratie », un autre « peuple » donc.

Charles Reeve

9. Ibid.


  1. Sur cette question, Miguel Abensour, « “Démocratie sauvage” et “principe d’anarchie” », La Démocratie contre l’État. Marx et le mouvement machiavélien, Paris, Le Félin, 2004. 

  2. Esprit n° 451, janvier-février 2019, dossier « L’inquiétude démocratique et Claude Lefort au présent ». Deux textes en particulier, cherchent à retrouver cette idée dans l’œuvre de C. Lefort : Arthur Guichoux, « La démocratie ensauvagée » et Antoine Chollet, « L’énigme de la démocratie sauvage ». 

  3. Arthur Guichoux, « La démocratie ensauvagée », op. cit. 

  4. Charles Reeve, Le Socialisme sauvage, essai sur l’auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours, L’Échappée, Paris, 2018. 

  5. « La démocratie ensauvagée », op. cit. 

  6. « Les droits de l’homme et l’État-providence », Essais sur le politique XIXe-XXe siècles, Seuil, 1986. 

  7. Jean-Yves Pranchère, « Un monde habitable par tous, Claude Lefort et la question du social », Esprit, op. cit. 

  8. Éléments d’une critique de la bureaucratie, « Préface », Gallimard, 1979. 

  9. Claude Lefort, « Relecture », dans Edgard Morin, Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, Mai 68, La Brèche (1968), Fayard, 2008. 

  10. Claude Lefort, La Complication, Fayard, 1999. 

  11. On peut lire les prémisses de cette idée dans quelques interventions des « délégués révolutionnaires » allemands lors de la Révolution de 1919, Gabriel Kuhn, Tout le pouvoir aux conseils (choix de textes), Les Nuits Rouges, 2019. 

  12. Henk Canne Meijer, Les conseils ouvriers en Allemagne, 1918-1921, Échanges et Mouvement, 2007. Les Anarchistes russes, les soviets et l’autogestion : textes, Spartacus, 1973. 

  13. « L’énigme de la démocratie sauvage », op. cit. 

  14. Arthur Guichoux, « La démocratie ensauvagée », op. cit. 

  15. Claude Lefort, Éléments d’une critique de la bureaucratie, op. cit. 

  16. Michel Bakounine, « Fédéralisme, socialisme et anti théologisme », in Michel Bakounine, Œuvres (Tome 1) Stock, 1895. 

  17. Cette idée est développée dans_ Charles Reeve, Le Socialisme sauvage, essai sur l’auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours_, l’Échappée, 2018. 

  18. Eisner fut un proche de l’anarchiste Gustav Landauer. 

  19. Voir certains textes des délégués révolutionnaires lors de la Révolution allemande de 1918. Kuhn, op. cit. 

  20. Sur ce débat on peut lire le riche livre de Myrtille Giménologue, Les Chemins du communisme libertaire en Espagne (Vol. III), éditions Divergences, 2019. 

  21. Charles Reeve, Le Socialisme sauvage, op. cit., p. 128. 

Peut-on ensauvager la participation ? Radicalité démocratique et Gilets Jaunes La question d’une politique sauvage pendant la Révolution française