« To raise less corn and more hell »

« To raise less corn and more hell »
La démocratie sauvage des populistes nord-américains

Antoine Chollet

L’histoire de la démocratie aux États-Unis est souvent mal connue. On la réduit à quelques images obligées, aux portraits de Thomas Jefferson, Abraham Lincoln ou Martin Luther King, agrémentés de quelques idées tirées de La démocratie en Amérique. Pourtant, il existe une autre tradition de la démocratie aux États-Unis, radicale et populiste, qui double en quelque sorte l’histoire qui en est habituellement racontée. Les dernières décennies du XIXe siècle y occupent une place singulière, car elles ont vu éclore puis se développer un immense mouvement démocratique composé de fermiers, d’ouvriers, de petits producteurs, d’artisans, parmi lesquels les femmes et les Noirs étaient inhabituellement nombreux. Cette multitude était rassemblée dans une même dénonciation de la confiscation de la démocratie par des forces politiques et économiques négligeant les conditions d’existence du peuple, de ceux que l’on appelle en anglais le plain people (les « gens ordinaires »).

Après la création en 1892 d’un parti politique pour porter leurs revendications, le People’s Party, les acteurs et les actrices de ce mouvement prendront le nom de « populistes », mais ses origines sont plus anciennes, et sont intimement liées aux difficultés économiques de la période qui a suivi la fin de la Guerre de Sécession. Les crises économiques qui se succèdent alors à un rythme accéléré appauvrissent des millions de personnes. Beaucoup d’entre eux sont des immigrants récents, l’espoir d’une vie meilleur les ayant fait quitter l’Europe. Les Noirs ne sortent du servage que pour retrouver une forme plus subtile d’esclavage comme fermiers dans les États du Sud. Les femmes sont tenues à l’écart des décisions politiques et économiques. Les embryons de lutte ouvrière sont réprimés avec une violence inouïe. Et pourtant, de cette plèbe va surgir l’un des soulèvements populaires les plus importants de l’histoire américaine, rassemblant des millions de personnes, principalement dans le Midwest et le Sud des États-Unis. Celles-ci vont surgir partout, y compris là où personne ne les attendait, elles vont inventer de nouvelles formes de résistance et de militantisme, elles vont faire trembler les bases de l’édifice politique et le transformer profondément dans les décennies suivantes.

Cet ensemble de protestations, de rassemblements conflictuels, de tumultes et de revendications de nouveaux droits et de nouvelles institutions a été un véritable moment de mise en scène de la division sociale. Cette dimension est centrale dans cette notion de « démocratie sauvage » dont Claude Lefort parle à quelques reprises dans son œuvre1. Le mouvement populiste nord-américain offre une illustration de cette effervescence populaire qui intéressait tant Lefort, de cette impossibilité à contenir l’action démocratique dans des bornes prédéfinies et, surtout, de l’irrigation décisive des pratiques « normales » de la démocratie par cette action non domestiquée, qui est par conséquent indissociable de la démocratie dans ses acceptions les plus sages et les plus ordonnées. À ce titre, c’est un terrain d’étude privilégié de ce que peut signifier cette démocratie sauvage, dans ses ambiguïtés comme dans la puissance qu’elle recèle. En retour, interpréter le soulèvement populiste de la fin du XIXe siècle comme un exemple de démocratie sauvage permettra peut-être de développer un peu ce qu’en dit Lefort lui-même, bien succinctement il faut en convenir.

Dès la création du People’s Party en 1892, des journalistes ont désigné ses membres comme populistes, un terme qu’ils ont eux-mêmes adopté presque immédiatement. On sait le mot honni, car il désigne aujourd’hui pour l’essentiel, dans la science politique européenne, différentes organisations d’extrême droite menaçant les partis traditionnels et servies par des chefs césaristes. Il sert surtout, mais plus discrètement et comme en sourdine, à critiquer les idées démocratiques elles-mêmes, notamment le principe de l’autogouvernement des collectivités2.

Non seulement les usages contemporains de ce terme sont-ils notoirement imprécis, mais ils font souvent un contresens absolu par rapport à l’histoire du terme et des pratiques qu’il a servi à désigner. Face à ces mésusages, la stratégie la plus prudente consiste sans doute à se débarrasser du terme dans le vocabulaire politique contemporain3. Il est toutefois possible d’en adopter une autre, certes plus risquée, mais plus attentive à l’histoire, comme le proposent par exemple, heureuses exceptions dans les travaux contemporains sur le sujet, Laura Grattan ou Federico Tarragoni4. Ce chemin permet de retrouver la proximité que le populisme entretient avec la démocratie, en le pensant, fondamentalement, comme un mouvement de démocratisation de la démocratie.

Conjoindre populisme et démocratie conduit nécessairement à s’intéresser au mouvement populiste nord-américain. Les rares définitions du terme de populisme qui l’articulent étroitement à la notion de démocratie considèrent d’ailleurs l’expérience nord-américaine comme centrale5. Dans l’autre sens et sans surprise, cette expérience est très largement ignorée par les travaux de la science politique « normale » du populisme, quand ils ne la caricaturent pas purement et simplement6.

Les Populistes américains

Le mouvement populiste nord-américain désigne, stricto sensu, le People’s Party, nouveau parti politique créé en 1892 qui n’aura qu’une brève existence puisqu’il s’effondre après l’élection présidentielle perdue de 1896. La création du People’s Party n’est cependant que l’aboutissement d’une quinzaine d’années d’activisme de la part des fermiers et du mouvement ouvrier nord-américain. Les premiers fondent un immense réseau de coopératives agricoles, les Farmers’Alliances, dès les années 1870, principalement dans les États du Sud et du Midwest. Confrontés entre autres à des problèmes de crédit et aux tarifs prohibitifs pratiqués par les compagnies de chemin de fer pour le transport de leur production agricole, les petits fermiers américains vont s’organiser dans ces larges coopératives d’achat, de production et de distribution, et développer un mouvement qui, à son apogée, comptera des millions d’adhérents.

De leur côté, les ouvriers, dont les luttes sont sévèrement réprimées par les patrons, s’organisent au sein d’une sorte de fraternité d’abord secrète : les Knights of Labor (littéralement, les « chevaliers du travail »). Fondé en 1869 par des ouvriers de l’industrie textile de Philadelphie inscrits sur liste noire par les employeurs du secteur, ce syndicat, l’un des premiers à inclure à la fois des Blancs et des Noirs, deviendra public en 1878. On comptera parmi ses membres des émigrés européens, militants de la Première Internationale, et il est possible de déceler dans ses logiques d’organisation quelques éléments faisant songer à l’anarcho-syndicalisme7. Il deviendra la plus grande organisation syndicale du moment à la fin de la décennie suivante, après une grève victorieuse contre la Union Pacific Railroad en 1885. Dans les années qui suivent cette lutte, on estime son nombre de membres aux alentours de 700 000, avant de voir sa taille diminuer très rapidement suite à la répression patronale féroce consécutive au massacre de Haymarket Square en 18868.

Les obstacles législatifs rencontrés dans les différents combats menés par les_ Farmers’Alliances _et les Knights of Labor (alors considérablement affaiblis, comme nous venons de le voir) convainquent un certain nombre de leurs membres de la nécessité de fonder un parti politique et pour s’emparer du pouvoir d’État par des voies démocratiques. Le _People’s Party _est donc fondé en 1892, en prévision des élections de l’automne. Il conquerra un nombre significatif de sièges dans les parlements des États, placera même certains de ses membres à des postes de gouverneurs (au Kansas, au Colorado, au Tennessee et dans le Dakota du Sud). Au niveau fédéral, handicapé par un système électoral défavorable, il ne parviendra qu’à faire élire une quarantaine de membres au Congrès entre 1891 et 1902.

La campagne présidentielle de 1892 se solde par un résultat encourageant, bien que le candidat désigné, James Weaver, ne l’emporte que dans cinq États. Lors de l’élection de 1896, l’une des plus disputées de l’histoire des États-Unis, le People’s Party se rallie lors d’une convention très divisée au candidat démocrate William Jennings Bryan. Celui-ci est défait d’un cheveu par le candidat républicain William McKinley, ce qui précipite la disparition, à la fois du parti populiste et du mouvement qui l’avait créé.

Malgré cet échec apparent, de nombreuses propositions de réforme avancées par les populistes américains vont être mises en œuvre durant la période « progressiste » (les deux premières décennies du XXe siècle), et, pour certaines d’entre elles, durant le New Deal9. On peut songer en particulier à l’élection des sénateurs au suffrage direct, à la création d’un réseau postal public, à l’introduction de mécanismes de démocratie directe au niveau des États (référendum, initiative populaire, révocation)10, à l’abandon du standard-or pour le dollar ou, mais cela n’interviendra qu’en 1945, à la limitation du nombre des mandats du président des États-Unis.

93 Benjamin Horn

Il était bien sûr impossible de retracer en détail ici l’histoire complexe de ce mouvement. Les travaux francophones à son propos sont très rares, et aucun n’en propose une étude systématique. C’est peut-être dans la traduction de l’Histoire populaire des États-Unis de Howard Zinn que l’on en trouve à ce jour la présentation la plus détaillée en français11. Les travaux des historiens nord-américains sont en revanche nombreux, mais posent un autre problème qu’il faut immédiatement évoquer.

Une historiographie contestée

On aurait tort en effet de penser que l’historiographie du populisme américain est apaisée. Ses caractéristiques n’ont jamais fait l’objet d’un consensus parmi les historiens12. Depuis la publication de The Populist Revolt de John Hicks en 1931, l’une des premières synthèses sur cet objet et l’une des recherches les plus influentes sur son interprétation ultérieure13, l’historiographie du mouvement populiste américain a été le théâtre de nombreuses batailles, la plupart du temps étroitement liées au contexte historique dans lequel elles prenaient place et aux différentes positions politiques défendues par leurs protagonistes.

Pour Hicks, les populistes étaient des proto-progressistes, annonçant les réformes démocratiques des premières décennies du XXe siècle. Cette position est demeurée consensuelle jusqu’aux attaques de Richard Hofstadter dans les années 195014. Les réponses qui lui seront opposées, reposant sur un ample travail de documentation sur des aspects jusque-là peu explorés, reprendront dans une large mesure la position de Hicks, et répéteront que les populistes formaient une force progressiste dans l’Amérique de la fin du XIXe siècle15.

S’inscrivant dans les mouvements sociaux des années 1960 et 1970, un troisième moment de l’analyse du populisme américain peut être identifié. Le meilleur exemple en est un livre de Lawrence Goodwyn, Democratic Promise, publié en 1976 et qui reste encore aujourd’hui l’une des études les plus détaillées du mouvement16. Goodwyn insiste sur l’importance des coopératives, en décrivant les figures politiques et les organisations qui se sont servies de ces dernières comme un « shadow movement », avançant dans l’ombre du mouvement populiste et à sa suite. Son livre a également relancé la discussion sur la dimension antimoderniste des mouvements populistes, dans des termes renouvelés par rapport aux attaques des années 195017. L’argument sera repris, mais cette fois-ci sans nuance, dans les derniers livres de Christopher Lasch18.

La dernière étude synthétique en date publiée sur le mouvement populiste américain est un livre de Charles Postel, The Populist Vision. Il y avance deux thèses principales. La première est l’extension géographique d’un mouvement que l’on pensait jusque-là essentiellement confiné au Sud, aux Grandes Plaines et aux États des Rocheuses. La seconde, reprise des travaux des années 1930 mais avec des amendements significatifs, rappelle les idéaux progressistes qui ont animé le mouvement populiste. Contre les descriptions d’un populisme réactionnaire, négatives chez Hofstadter, positives chez Lasch, Postel montre à l’inverse qu’« à travers la plus grande partie du territoire rural des États-Unis, le populisme a formé un mouvement social singulier dont le sens général était incontestablement modernisateur »19.

L’historiographie n’est pas plus consensuelle quant à la place des Noirs ou à celle des femmes dans le mouvement populiste, ou s’agissant de l’articulation de ce dernier avec les idées socialistes. Ici aussi, des travaux traitant du même mouvement tirent des conclusions parfois diamétralement opposées20.

Plusieurs raisons permettent d’expliquer ces controverses : difficulté d’accès aux sources, extrême éclatement d’un mouvement sans organisation centralisée, écart entre la réalité et les discours populistes ou antipopulistes, diversité du mouvement selon les États, etc. Toutes ces raisons sont pertinentes, mais restent à la surface du problème, car l’explication principale se trouve bien dans le préjugé plus ou moins favorable que les différents chercheurs nourrissent à l’égard des populistes. Hofstadter les suspecte _a priori _de représenter un danger pour les institutions politiques existantes et pour les libertés fondamentales. À l’inverse, Goodwyn ne fait guère mystère de son tempérament favorable aux populistes.

L’étude du populisme nord-américain apparaît ainsi immédiatement politique, et son historiographie le montre amplement à qui sait la lire attentivement, un trait que Margaret Canovan avait elle aussi relevé :

Les populistes américains ont par exemple été présentés par certains chercheurs comme des névrosés provinciaux affectés de dangereuses tendances fascistes, et par d’autres comme de très improbables figures héroïques de la démocratie : des interprétations rivales qui disent beaucoup des conceptions des chercheurs à propos de leur propre situation politique et des relations entre l’élite et les masses.21

Ces conceptions des relations entre « l’élite » et « les masses », pour reprendre les termes de Canovan, conduisent à leur tour à des visions différentes à la démocratie elle-même. Mais plus encore, cette historiographie controversée du People’s Party signale l’impossibilité de faire une histoire consensuelle d’un mouvement authentiquement démocratique, car il est extraordinairement difficile de rendre compte d’une action fondamentalement anonyme.

Un mouvement tumultueux et proliférant

C’est peut-être dans le livre de Lawrence Goodwyn que l’on trouve les descriptions rapprochant le plus clairement les populistes nord-américains d’une pratique de la démocratie sauvage. Il insiste beaucoup sur ces manifestations de la démocratie qui débordent des lieux habituels de son expression, ce qui permet de montrer, pour reprendre les termes de Lefort, que la démocratie ne peut être « bornée ». À cette fin, Goodwyn multiplie les métaphores naturelles pour qualifier le mouvement populiste. Pour décrire cette force immense et impossible à arrêter, il parle de vague, de marée montante ou descendante (« the tide rising », « the tide receding », pour reprendre le titre des deux parties de son livre), de tornade, d’incendie (rappelant ici la rapidité de sa prolifération). Cette force contenue trop longtemps n’attendait qu’un événement pour se manifester : « the fuel waiting to be ignited » (le carburant attendant d’être allumé) comme il l’écrit22. On ne manquera pas de relever la proximité de ce vocabulaire avec celui généralement utilisé pour décrire les révolutions.

Dans l’une de ses définitions du mouvement populiste, voici ce qu’écrit Goodwyn :

Durant des mois de controverses turbulentes et de croissance spectaculaire, un mouvement de masse composé de gens anonymes incarna un nouvel espoir stupéfiant : ces gens pouvaient se libérer de l’ancienne servitude du système de crédit.23

À l’anonymat de ce mouvement, à sa croissance turbulente, à son caractère massif, Goodwyn ajoute un élément important : ce mouvement ne s’appuie pas sur une simple révolte ou sur le refus d’un état de choses. Il est animé par un nouvel espoir, le populisme nord-américain regarde donc vers l’avenir.

Les historiens ont bien décrit également la manière dont les adversaires des populistes parlent de ces derniers. Ce sont des acteurs « non civilisés », « un rassemblement hétéroclite de prophètes de malheur, de bons à rien et de mécontents du bipartisme »24, qui interviennent hors des cadres habituels du jeu politique, confirmant par conséquent leur illégitimité à y participer. Le populisme nord-américain a donc été le surgissement, dans un monde qui leur était jusque-là interdit, de larges fractions du peuple qui sont par conséquent devenues des actrices politiques. Cela concerne bien sûr aussi les femmes et les Noirs, dans des proportions plus importantes que dans la plupart des autres mouvements politiques du moment.

Enfin, Goodwyn fait un usage appuyé du vocabulaire de l’insurgeance. Il décrit par exemple le programme des populistes comme un « manifeste de la pensée insurgeante »25. Il reprend aussi une citation célèbre (mais sans doute apocryphe) d’une importante militante populiste, Mary E. Lease, conseillant aux fermiers « to raise less corn and more hell » (littéralement, « de semer moins de maïs, mais plus de pagaille »). Celle-ci sonne comme un saisissant résumé de ce qu’a été le mouvement populiste : une entreprise généralisée de politisation venant dérégler un système politique policé et bien ordonné, maintenant à distance et dans la passivité le plain people.

S’il a incontestablement été une force désordonnante dans la politique américaine de la fin du XIXe siècle, ce mouvement n’était pourtant pas aussi désordonné que l’ont prétendu ses adversaires, comme nous allons le voir maintenant.

Un mouvement qui dure

On donne parfois du mouvement populiste nord-américain l’image d’un feu de paille, violent mais de courte durée. Cette analyse repose sur une interprétation focalisée sur le seul People’s Party, c’est-à-dire sur ce shadow movement dont parle Goodwyn. L’existence de ce dernier est en effet de courte durée, du congrès fondateur de 1892 à la débâcle électorale de 1896 (le parti survivra formellement jusqu’au début du XXe siècle, mais ne jouera plus guère de rôles dans la politique américaine). Cette description est pourtant très largement erronée. Si l’on prend en compte l’ensemble du mouvement qui donne naissance au parti populiste, des coopératives agricoles aux centaines de milliers de membres des Knights of Labor, cette histoire prend soudain d’autres dimensions et couvre au moins deux décennies.

Le mouvement populiste se signale certes par une série d’éruptions populaires – rassemblements tumultueux, grèves et boycotts, campagnes électorales victorieuses, protestations – mais qui s’articulent entre elles grâce à un long et patient travail de politisation, notamment au travers de l’activité de centaines de conférenciers (et conférencières) qui se rendent dans les villages pour présenter les thèmes et discuter des enjeux chers aux populistes : les questions monétaires, les réformes de la structure politique, les moyens de lutte possibles, le fonctionnement coopératif, etc., et diffuser les solutions qu’ils préconisent26. Il faut ajouter à ces tournées incessantes de conférences la présence de très nombreux journaux publiés par des populistes ou proches du mouvement, qui constituent d’ailleurs une source historique décisive pour comprendre sa dynamique. Il s’agit donc d’un mouvement qui, bien qu’il ne dispose d’aucune structure ou direction centralisée, est remarquablement organisé jusque dans les communautés rurales les plus reculées.

L’exemple peut-être le plus important du degré d’organisation et de la durée de cet engagement politique est le mouvement coopérativiste, qui doit être placé, comme nous l’avons vu, à l’origine du People’s Party. C’est d’abord le cas pour leur taille. En 1890, John Curl estime le nombre total de membres des trois plus importantes Alliances (The Northern Alliance, The Southern Alliance et The Colored Farmers’Alliance) à plus de cinq millions27. Ce sont donc, comme les Knights of Labor au faîte de leur puissance, de véritables organisations de masse. Mais c’est aussi la variété des activités que permettent ces coopératives au niveau local qu’il faut souligner : l’achat de matériel particulièrement coûteux et la progressive industrialisation de l’agriculture par exemple, ou la construction de halles de stockage pour pouvoir bénéficier des fluctuations des prix des matières premières28. Les coopératives transforment véritablement les fermiers en entrepreneurs, entrant en concurrence avec les entreprises capitalistes (un combat qu’elles finirent toutefois par perdre).

Si l’on prend en compte ces éléments, absolument centraux dans son histoire, le populisme ne peut en aucun cas être réduit à une sorte d’insurrection ou de révolte sans lendemain. Il repose sur des milliers de collectifs organisés au niveau local et rassemblés de manière plus ou moins cohérente au niveau national.

99 Qimono

Démocratiser la société américaine

Un dernier aspect mérite d’être examiné pour bien saisir l’importance du mouvement populiste dans l’histoire américaine. Si son aventure électorale a en effet été limitée dans le temps et dans ses effets immédiats, l’ensemble du mouvement a eu des conséquences extrêmement profondes sur la marche de la démocratie aux États-Unis, dont les effets se font encore sentir aujourd’hui et qui_ singularisent _cette démocratie.

Les revendications des populistes peuvent être interprétées sous un double signe. Elles expriment en même temps un désir de retour à d’anciennes libertés et la revendication de droits nouveaux dont la radicalité et l’originalité sont incontestables. Les références à la Guerre d’Indépendance et à la Constitution sont omniprésentes dans les discours des populistes. Le préambule de la Omaha Platform de 1892 (le premier programme national du People’s Party) le montre :

Rassemblés à l’occasion de l’anniversaire de la naissance de la nation [le 4 juillet], et animés par l’esprit du grand chef et général qui a établi notre indépendance [George Washington], nous cherchons à remettre le gouvernement de la république dans les mains des “gens ordinaires”, dont il est issu. Nous affirmons que nos buts sont identiques à ceux de la Constitution nationale : former une union plus parfaite, établir la justice, assurer la paix civile, pourvoir à la défense commune, promouvoir le bien-être de tous, et garantir les bienfaits de la liberté pour nous-mêmes et notre descendance.29

Cependant, malgré la lettre de ce passage, le programme politique qu’il introduit n’a qu’un rapport distant avec les revendications des signataires de la Déclaration d’Indépendance de 1776 ou des rédacteurs de la Constitution. Nous l’avons dit plus haut, ce programme demande entre autres la nationalisation des chemins de fer, du télégraphe et du téléphone, l’instauration d’un impôt progressif sur le revenu, la création d’une banque postale, diverses réformes monétaires, l’introduction du vote secret et de mécanismes référendaires ou l’élection directe des membres du Sénat, toutes choses qui contrastent fortement avec la philosophie politique des « pères fondateurs » de la Constitution américaine.

C’est peut-être le rapport à l’État qui permet le mieux de le montrer. Walter Nugent le rappelle :

les Populistes demandaient le passage d’une série de réformes législatives au Gouvernement fédéral et à celui des États fédérés, et acceptaient l’élargissement du pouvoir gouvernemental impliqué par ces réformes.30

Malgré les inquiétudes que suscite l’accroissement des pouvoirs du gouvernement national et de son administration, la Omaha Platform appelle bien à un tel renforcement, les populistes étant convaincus que seul le pouvoir politique est capable de limiter le pouvoir des grandes entreprises et des trusts.

Une grande partie de ce programme sera mise en place dans le courant du XXe siècle et contribuera en réalité à construire les États-Unis dans des décennies tout à fait décisives de leur histoire. Ce programme réformiste radical (il ne s’agit à aucun moment pour les populistes d’abattre le système économique ou politique en place) aura donc des effets profonds, qui contribueront à démocratiser la démocratie américaine en un sens tout à fait original. L’exemple des référendums et des initiatives populaires est à cet égard significatif, puisqu’à l’exception de la Suisse – qui sert d’ailleurs d’exemple un peu fantasmé aux populistes31 – aucun autre pays ne fait, aujourd’hui encore, un usage aussi fréquent et intense de la démocratie directe que les États fédérés américains.

Les réformes de la période progressiste du début du XXe siècle ont intégré au débat public toute une série de questions qui avaient été abordées par les populistes, du contrôle public des échanges économiques et financiers au développement des services publics. Ce mouvement a également eu une profonde influence sur le Parti démocrate, puisque les campagnes présidentielles successives de Bryan l’ont fait passer du relais naturel du Sud ségrégationniste qu’il était jusqu’alors à un parti progressiste soucieux d’améliorer les conditions de vie des classes laborieuses. D’une certaine manière, il est impossible de comprendre que le New Deal ait été porté par un président démocrate si l’on n’a pas en tête ces années décisives de la fin du XIXe siècle et l’influence qu’a alors exercée le People’s Party sur l’ensemble du système politique américain.

Quelle démocratie sauvage ?

Si l’on accepte de considérer que le mouvement populiste nord-américain est un exemple de démocratie sauvage, cette présentation trop succincte permet tout de même d’avancer quelques éléments qui viennent préciser le concept proposé par Claude Lefort.

Pour commencer, il est aussi difficile de faire l’histoire de la démocratie sauvage que celle des révolutions, et cela ne tient pas seulement, et pas prioritairement, à l’absence ou au caractère disparate des sources. Lorsqu’on parle d’un sujet aussi contesté, dont les résonances avec le présent sont aussi vives, la pratique de l’histoire est immédiatement politique, et elle est donc conflictuelle.

Ensuite, le mouvement populiste nord-américain confirme les analyses que Claude Lefort fait de la révolution, notamment dans La complication. Il repose en effet sur une revendication de droits, qui sont à la fois des droits considérés comme perdus, confisqués par de nouvelles puissances économiques ou politiques, et des droits nouveaux. Cela permet de rappeler que le concept de démocratie, par sa dimension sauvage qui est inséparable de ses manifestations plus apaisées et habituelles, est intimement lié à celui de révolution. Il y a ainsi, et nous ne croyons pas être infidèles à Lefort en risquant pareille analyse, continuité essentielle entre la démocratie parlementaire et libérale et la révolution, la démocratie sauvage constituant dans ce tableau en quelque sorte un élément médian.

Ce mouvement populiste illustre également le fait que la révolution qu’il anime est lente ; ce n’est pas un feu de paille mais, pourrait-on dire, une « explosion qui dure ». Ce mouvement, qui s’étend sur une vingtaine d’années (de 1877 à 1896 environ) n’est pas un « hiatus dans le temps », pour reprendre l’expression de Hannah Arendt dans On Revolution, ni un « suspens historique » (l’expression est de Michèle Riot-Sarcey). Il établit au contraire une véritable durée qui produit des effets de long terme. Par l’expérience des coopératives, il porte aussi en lui une dimension instituante qui, aussi paradoxal que cela puisse paraître, doit également être intégrée à la démocratie sauvage. Si l’on veut voir surgir des manifestations non bornées de la démocratie, il faut en quelque sorte qu’elles puissent aménager un espace dans lequel se déployer.

C’est en définitive à l’exploration de cette démocratie révolutionnaire persistante ou à cette révolution démocratique permanente que l’étude du populisme nord-américain nous invite, y compris dans ses difficultés et son échec final.

Antoine Chollet


  1. Claude Lefort, « Préface »,_ Éléments d’une critique de la bureaucrati_e, Paris, Gallimard, 1979, p. 23. 

  2. On pourra lire sur ce point Jacques Rancière, « L’introuvable populisme », in Qu’est-ce qu’un peuple ?, Paris, La Fabrique, 2013, p. 137-143 ; Marco d’Eramo, « They, the People », New Left Review, 103, 2017, p. 129-138. 

  3. C’est ce que proposent par exemple Sandra Laugier et Albert Ogien (Antidémocratie, Paris, La Découverte, 2017, p. 75). 

  4. Laura Grattan, Populism’s Power, Radical Grassroots Democracy in America, New York, Oxford University Press, 2016 ; Federico Tarragoni, L’esprit démocratique du populisme, Paris, La Découverte, 2019. 

  5. C’est le cas chez Grattan et Tarragoni, mais aussi par exemple dans : Margaret Canovan, Populism, New York, Harcourt Brace, 1981, p. 17-58 ; Jason Frank, « Populism and Praxis », in Cristóbal Rovira Kaltwasser et al., The Oxford Handbook of Populism, Oxford, Oxford University Press, 2017, p. 629-643. 

  6. Sur ce point, je me permets de renvoyer à : Antoine Chollet, « De quelques mésusages de l’histoire. Le cas du populisme nord-américain dans la science politique européenne », Revue européenne des sciences sociales, à paraître. 

  7. On retrouvera d’ailleurs certains de ses membres parmi les fondateurs des IWW, par exemple la fameuse Mother Jones. 

  8. Sur l’histoire des Knights of Labor, on pourra consulter : Leon Fink, Workingmen’s Democracy. The Knights of Labor and American Politics, Urbana, University of Illinois Press, 1983 ; Kim Voss, The Making of American Exceptionalism. The Knights of Labor and Class Formation in the Nineteen Century, Ithaca, Cornell University Press, 1994. 

  9. Sur l’importance du mouvement populiste sur les réformes progressistes du début du XXe siècle, on lira : Walter Nugent, Progressivism, Oxford, Oxford University Press, 2010. 

  10. Thomas Goebel, A Government by the People. Direct Democracy in America, 1890-1940, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2002. 

  11. Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, Marseille, Agone, 2003 (trad. de : A People’s History of the United States, 1492-present, New York, 1980, p. 253-295). 

  12. On trouve plusieurs histoires de ces interprétations, pour un premier aperçu : William F. Holmes, « Populism : In Search of Context », Agricultural History, vol. 64, 4, 1990, p. 26-58 ; Worth Robert Miller, « A Centennial Historiography of American Populism », Kansas History, 16, 1993, p. 54-69 ; Ralf Schimmer, Populismus und Sozialwissenschaften im Amerika der Jahrhundertwende, Francfort, Campus Verlag, 1997, p. 87-110 ; Yves Viltard, « Archéologie du populisme. Les intellectuels libéraux américains saisis par le maccarthysme », Genèses, 37, 1999, p. 44-69 ; Robert C. McMath Jr. et al. « Agricultural History Roundtable on Populism », Agricultural History, vol. 82, 1, 2008, p. 1-35. 

  13. John Hicks, The Populist Revolt. A History of the Farmers’ Alliance and the People’s Party [1931], Lincoln, University of Nebraska Press, 1961. 

  14. Richard Hofstadter, The Age of Reform. From Bryan to FDR, New York, Alfred A. Knopf, 1955. 

  15. Norman Pollack, The Populist Response to Industrial America. Midwestern Populist Thought, Cambridge, Harvard University Press, 1962 ; Walter Nugent, The Tolerant Populists. Kansas Populism and Nativism, Chicago, University of Chicago Press, 1963 ; Theodore Saloutos, Farmer Movements in the South, 1865-1933, Berkeley, University of California Press, 1960. 

  16. Lawrence Goodwyn, Democratic Promise, The Populist Moment in America, New York, Oxford University Press, 1976. 

  17. Karel Bicha, Western Populism, Studies in an Ambivalent Conservatism, Lawrence, Coronado Press, 1976 ; James Turner, « Understanding the Populists », Journal of American History, vol. 67, 2, 1980, p. 354-373. 

  18. Christopher Lasch, The True and Only Heaven. Progress and Its Critics, New York, W. W. Norton, 1991 ; The Revolt of the Elites, New York, W. W. Norton, 1995. 

  19. Charles Postel, The Populist Vision, New York, Oxford University Press, 2007, p. 9. 

  20. Sur ces aspects, voir : Omar Ali, In the Lion’s Mouth, Black Populism in the New South, 1896-1900, Jackson, University Press of Mississippi, 2010 ; Elizabeth Sanders, Roots of Reform, Farmers, Workers, and the American State, 1877-1917, Chicago, The University of Chicago Press, 1999 ; Norman Pollack, The Humane Economy, Populisme, Capitalism, and Democracy, New Brunswick, Rutgers University Press, 1990 ; Charles Postel, op. cit., p. 69-101 et 173-203. 

  21. Margaret Canovan, op. cit., p. 11. 

  22. Lawrence Goodwyn, op. cit., p. 117. 

  23. Ibid., p. 51. 

  24. « a collection of rag-tag calamity howlers, ne’er-do-wells, and third party malcontents » (Walter Nugent, The Tolerant Populists, op. cit., p. 182). 

  25. Lawrence Goodwyn, op. cit., p. 60. 

  26. Charles Postel, op. cit., p. 45-67. 

  27. John Curl, For All the People. Uncovering the Hidden History of Cooperation, Cooperative Movements, and Communalism in America, Oakland, PM Press, 2012, p. 111. 

  28. Charles Postel, op. cit., p. 103-133. 

  29. Reproduit dans : John Hicks, op. cit., p. 441. 

  30. Walter Nugent, op. cit., p. 174. 

  31. On lira pour s’en convaincre le livre posthume d’un journaliste qui a été un soutien indéfectible des populistes : Henry Desmarest Lloyd, The Swiss Democracy. The Study of a Sovereign People, Londres, T. Fisher Unwin, 1908. 

La démocratie au risque du sauvage Peut-on ensauvager la participation ? Radicalité démocratique et Gilets Jaunes