Martin Breaugh
En discussion avec Pierre Rosanvallon, dans une de ses dernières apparitions publiques en mai 2009, Claude Lefort a explicité sa conception du rôle du peuple en démocratie, inspirée par une lecture particulière de Machiavel. Lorsque Rosanvallon a suggéré qu’« il ne faut pas que le peuple devienne le pouvoir qui se rebelle », Lefort s’est rebiffé et a répondu sans ambages : « Non, non ! Je n’accepte pas tout à fait cette formule […] le peuple doit faire pression, le peuple est actif […] faut qu’il lutte contre l’oppression ». De manière fort suggestive, Lefort a même ajouté cette formule percutante : « pas de souveraineté du peuple mais un peuple combatif ! »1.
L’œuvre de Lefort se révèle souvent énigmatique2 pour le lecteur soucieux d’y trouver des réponses aux problèmes politiques contemporains ou des conseils pratiques pour s’engager dans la vita activa3. Cette énigme tient à la fois au style des écrits de Lefort, qui porte la marque de l’exploration phénoménologique, et aux infléchissements de sa pensée au contact des grands penseurs qui l’ont marqué : Marx, Merleau-Ponty, Machiavel, Tocqueville. Toutefois, s’il y a une idée qui traverse son œuvre de pensée, c’est la volonté de montrer en quoi un « peuple combatif » demeure le rempart le plus efficace contre la domination politique du petit nombre. Pour comprendre ce plaidoyer pour un « peuple combatif » et explorer la radicalité de Claude Lefort, je voudrais examiner aujourd’hui deux grandes idées qui structurent sa pensée : 1) la division originaire du social et 2) la question des formes politiques modernes, plus particulièrement la démocratie et son versant sauvage.
Comme le souligne Miguel Abensour, le politique chez Lefort est toujours pensé par rapport à la « division originaire du social »4. Cette notion informe l’ensemble de sa pensée et constitue peut-être sa contribution la plus importante à la pensée du politique. C’est dans Le travail de l’œuvre Machiavel5 que Lefort en explicite les fondements théoriques : dans toute communauté politique se trouve une scission « constitutive6 » du social. Le social est travaillé par une division ou un conflit qui est « ineffaçable7 » et salutaire pour la liberté.
Ce sont notamment les chapitres IX du Prince et IV du livre I des _Discours sur la première décade de Tite-Live _qui fournissent à Lefort les fondements théoriques de cette division. Au chapitre IX, qui porte sur la principauté civile, Machiavel affirme qu’« en toute cité on trouve ces deux humeurs différentes, desquelles la source est que le populaire n’aime point à être commandé ni opprimé des grands. Et les grands ont envie de commander et opprimer le peuple ». Machiavel soutient en effet que le « souhait du peuple est plus honnête que celui des grands, qui cherchent à tourmenter les petits, et les petits ne le veulent point être ». Le Florentin écrit aussi que le peuple « ne demand[e] autre chose sinon qu’à être point opprimé »8. Au chapitre IV des Discours, « Que les différends entre le Sénat et le peuple ont rendu la République romaine puissante et libre », Machiavel écrit :
Je soutiens à ceux qui condamnent les querelles du Sénat et du peuple qu’ils condamnent ce qui fut le principe de la liberté, et qu’ils sont beaucoup plus frappés des cris et du bruit qu’elles occasionnaient sur la place publique que des bons effets qu’elles produisaient.9
Ici, plutôt que de réprouver le caractère tumultueux et conflictuel de la République romaine, le Secrétaire florentin renverse les _a priori _du sens commun en postulant que du désordre engendré par la lutte entre le Sénat et la plèbe peut naître un ordre10. Il ne faut donc pas se laisser impressionner par les effets de surface occasionnés par cette lutte ; ce qui importe est d’en analyser la conséquence politique qui semble être une extension de la liberté au sein de la république. Machiavel poursuit ce chapitre en défendant sa conception de la politique présentée au chapitre IX du _Prince _et qui pointe vers une composition universelle des communautés humaines :
Dans toute république, écrit-il, il y a deux partis : celui des grands et celui du peuple ; et toutes les lois favorables à la liberté ne naissent que de leur opposition. […] On ne peut pas davantage qualifier de désordonnée une république où l’on voit briller tant de vertus : c’est la bonne éducation qui les fait éclore, et celle-ci n’est due qu’à de bonnes lois ; les bonnes lois, à leur tour, sont le fruit de ces agitations que la plupart condamnent si inconsidérément. Quiconque examinera avec soin l’issue de ces mouvements, ne trouvera pas ce qu’ils aient été cause d’aucune violence qui ait tourné au préjudice du bien public ; il se convaincra même qu’ils ont fait naître des règlements à l’avantage de la liberté11.
Au fondement des lois, et, plus encore, des « bonnes lois », Machiavel découvre l’antagonisme des deux humeurs de la cité. Pour Claude Lefort, ce que le Florentin perçoit ici est peut-être un des rares invariants qui structurent les communautés humaines : la « division originaire du social »12.
En plus de repérer dans l’œuvre de Machiavel l’idée de la division entre la libido dominandi des Grands et le désir de liberté du peuple, Lefort discerne dans sa pensée l’idée d’une indétermination dernière portant sur les fondements de l’exercice légitime du pouvoir politique. Parce que la société ne peut asseoir définitivement la Loi, entendue comme l’institution symbolique de la communauté politique (et non pas l’ensemble des lois positives), il y a un litige ou un conflit entourant son énonciation. Les enjeux d’une telle énonciation sont considérables puisque la Loi définit, par exemple, le juste et l’injuste. Si les Grands s’opposent systématiquement au peuple, c’est essentiellement parce qu’ils ont intérêt à occuper l’espace de la Loi, à la « dire » afin de conserver leur hégémonie. Le peuple, en tant que porteur d’une négativité qui s’énonce dans le désir de ne pas être dominé, interroge la Loi et remet en cause le « dire » des Grands.
Mais en quoi cette division est-elle « originaire » ? L’article de Textures, « Sur la démocratie : Le politique et l’institution du social », rédigé par Marcel Gauchet à partir du cours de Lefort sur la démocratie, fournit de précieuses et énigmatiques indications à ce sujet. Lefort et Gauchet y récusent d’abord l’idée que le politique serait « intelligible exclusivement en regard du dévoilement préalable de l’architecture secrète du système capitaliste, qui lui ferait socle et lui conférait sa nécessité interne ». Dériver le politique de l’économique reste une manière d’occulter le fait que l’institution du politique est ce qui permet au social d’apparaître. Dans un régime démocratique, par exemple, le social apparaît nécessairement divisé puisque la démocratie repose sur « la reconnaissance de la légitimité du conflit »13.
La question de l’originaire ne renvoie pas à une chronologie événementielle que l’on pourrait remonter afin de dire le moment inaugural de la division. Succomber à l’idée d’une origine saisissable dans l’espace et le temps serait s’installer dans une position de « survol », ce qui aurait, pour citer Lefort et Gauchet, « pour effet de dissimuler la distorsion qui règle […] notre posture en regard de l’originaire »14. Explorer l’originaire implique plutôt de s’ouvrir à une expérience « limite » puisque, pour comprendre l’originaire, il faut se défaire de la volonté d’une « saisie d’un quelque chose, et d’un a priori, en particulier »15. Aborder l’originaire suppose une double limite : une reconnaissance de notre incapacité de dire l’origine et de notre incapacité d’affirmer l’absence d’origine.
C’est davantage au sein d’une « logique » que l’originaire se dévoile. Cette logique se déploie dans un mouvement de dévoilement paradoxal de la présence et de l’absence de l’origine. Mais cette logique de la présence-absence n’arrive jamais au terme de son mouvement : elle est à jamais dans l’inaccomplissement et l’inachèvement de sa propre trajectoire. Ainsi se présente-elle comme, pour citer Lefort et Gauchet, une « mise en jeu constante d’elle-même, s’effaçant presque, faisant retour, jusqu’à retrouver dans l’instant où elle _serait le risque de sa disparition ». Le mouvement de présence-absence est ce qui permet au social de se connaître et de se procurer une identité propre. Autrement dit, le caractère originaire de la division tient à ce que le social, dans son double mouvement d’occultation et de dévoilement, arrive à se dire_. Voilà pourquoi Lefort et Gauchet écrivent que « le social est donation et institution continuée de lui-même »16.
La conséquence politique première de l’existence d’une division constitutive du social reste le danger d’une dissolution du social. Car aussitôt que le social se manifeste, il recèle la menace de son propre anéantissement. La division originaire suppose que le social, de par sa scission constitutive, ouvre à la possibilité permanente (et lancinante) d’une implosion. L’acceptation de la division, et donc son caractère public, présuppose qu’une société assume le risque de se faire absorber par la division originaire et de disparaître. C’est pourquoi la reconnaissance de la division comporte un risque que certaines sociétés contemporaines ont tenté de conjurer. Pour Lefort, ces deux types de société, en l’occurrence les sociétés contre la division et les sociétés pour la division, marqueront durablement l’histoire politique du XXe siècle.
La division originaire du social représente ainsi une « nouvelle forme d’intelligibilité politique »17 comme le souligne Miguel Abensour. Elle permet de penser les régimes politiques à l’aune du sort qu’ils réservent à la division. Par exemple, un régime politique est libre dans la mesure où il permet au conflit issu de la division de s’exposer au grand jour. Selon Lefort, les écrits de Machiavel nous enseignent la motricité du conflit par rapport à la liberté. C’est pourquoi le Secrétaire florentin soutient que « les soulèvements d’un peuple libre sont rarement pernicieux à sa liberté »18. Les effets de la présence active de la « division originaire du social », qui suppose l’existence d’un conflit entre les Grands et le peuple, assurent donc le caractère libre d’une communauté politique.
En tant que « refus du commandement »19, le peuple reste, pour citer Lefort, le « pôle du non-pouvoir » ou de la « négativité » qu’il nomme aussi le « pôle indéfini de la contestation »20. Plutôt que d’y voir une simple résignation face à la domination des grands ou à l’ordre établi, on peut aussi considérer que l’analyse de Lefort pointe vers une réhabilitation de l’action politique du nombre, qui ne doit pas attendre le moment révolutionnaire, ou les instructions des avant-gardes, avant d’agir mais qui doit s’activer afin d’assurer l’extension de la liberté au sein de la cité. Le « peuple combatif », dans l’optique lefortienne, ne peut certes pas « gagner », comme il le dit, en ce sens qu’« il ne peut s’emparer de la puissance »21. Mais ne faut-il pas, comme nous l’encourageait le regretté Étienne Tassin, « penser le politique par-delà réussite et échec »22 ? On peut donc entrevoir ici le rôle fondamental que doit jouer un « peuple combatif ». C’est le peuple, porteur de la négativité et du refus, qui se rebiffe, se rebelle et engendre le « désordre » par la contestation. Ainsi faisant celui-ci assure la pérennité de cette dynamique favorable à la liberté et donne naissance à un agir politique véritablement émancipateur.
Au sein de la modernité, deux types de régimes réagiront de manière opposée à la division originaire du social : le régime politique libre, en l’occurrence la démocratie, et le régime politique de la domination sans partage, le totalitarisme. Or, c’est au sein de l’expérience démocratique qu’il est possible d’observer au plus près les effets émancipateurs du « peuple combatif ». Comme on le sait, Lefort soutient que la démocratie advient par suite d’une mutation de l’ordre symbolique. Les événements de la Révolution française, notamment le régicide de Louis XVI, dévoileront le caractère humain trop humain du roi, ce qui portera un coup mortel à ses deux corps, divin et humain. Le pouvoir sera par suite désincorporé et deviendra un « lieu vide » ne pouvant qu’être temporairement occupé par de simples mortels.
Si le pouvoir devient un « lieu vide », c’est parce que la démocratie assume l’épreuve de la perte des fondements ultimes et s’institue comme le régime de l’indétermination radicale. Plus précisément, elle est ce régime qui vit de son incomplétude puisqu’en accueillant l’indétermination, la démocratie se nourrit du conflit et de l’interrogation infinie portant sur la Loi. Elle ne saurait exister sans l’existence d’une multiplicité de foyers discursifs conflictuels qui ne peuvent épuiser son sens et ses orientations. Lefort écrit : « la démocratie moderne affirme de façon irréversible la légitimité du débat portant sur la distinction du légitime et de l’illégitime »23. La proscription de la croyance en un « bon régime », qui serait la solution ultime aux problèmes politiques, est une des caractéristiques premières des sociétés démocratiques.
La désincorporation du pouvoir en démocratie implique « une désintrication entre la sphère du pouvoir, la sphère de la loi et la sphère de la connaissance »24. En démocratie, elles s’instituent comme des pôles autonomes et conflictuels au sein de la société. Par suite, un nouveau rapport au réel se constitue au sein duquel chaque sphère se développe par des « réseaux de socialisation et de [s] domaines d’activités spécifiques »25. La société est traversée par la division et le conflit en même temps que le politique aménage une scène sur laquelle le conflit politique peut s’exposer au grand jour. La démocratie représente alors l’édification d’un régime qui accorde à la « division sociale » une reconnaissance politique et une place prépondérante dans la vie de la cité.
Dans une formule devenue presque célèbre, Lefort affirme que la démocratie est marquée par une « dissolution des repères de la certitude ». Privés « de figurants ultimes », le pouvoir, le savoir et la loi se présentent comme autant d’énigmes susceptibles d’interpeller tous et chacun. Ce qui se présentait autrefois comme certitude de la vie en société, se vit aujourd’hui comme interrogation. Lefort voit dans cette dissolution des repères de la certitude une clef pour comprendre la « vitalité des rapports sociaux » en démocratie. Puisque l’énigme de la vie en société se présente également à tous, « tous sont appelés à recherche ce qui doit être »26, d’où la possibilité d’une société socialement effervescente et politiquement active. L’incertitude démocratique est féconde, le doute s’affirme comme un puissant vecteur de développement de la connaissance.
Dans la modernité, la démocratie sera représentative. Cette « forme de société » a ceci de particulier qu’elle « allie au principe de la souveraineté du peuple la garantie des libertés fondamentales des citoyens, l’abolition de la distinction des ordres et la formation d’un ou de plusieurs organes auxquels l’autorité publique est déléguée à la faveur du suffrage »27. Le gouvernement représentatif est souvent associé à la bourgeoisie et à l’essor du libéralisme, comme dans l’expression « démocratie libérale ». Lefort souligne cependant les multiples luttes antidémocratiques entreprises par la bourgeoisie au XIXe siècle. Les traits propres au régime démocratique moderne sont plutôt, pour lui, « l’effet des luttes du mouvement ouvrier ». Plus encore, « la démocratie n’est pas l’invention d’une classe, elle est le produit du conflit civil »28. Ici, Lefort demeure fidèle à sa compréhension machiavélienne de la politique qui voit dans le conflit entre le désir des grands et du peuple le ressort ultime du développement de la liberté. Les institutions du système représentatif n’ont alors pas le monopole de la démocratie et ne peuvent pas épuiser la vitalité et l’expression démocratiques.
De manière quelque peu énigmatique, Claude Lefort affirme :
Il est vrai, la démocratie, personne n’en détient la formule et elle garde toujours un caractère sauvage. C’est peut-être là ce qui fait son essence ; dès lors qu’il n’y a pas une référence dernière, à partir de laquelle l’ordre social puisse être conçu et fixé, cet ordre social est, constamment, en quête de son fondement, de sa légitimité, et c’est dans la contestation ou dans la revendication de ceux qui sont exclus des bénéfices de la démocratie que celle-ci trouve son ressort le plus efficace.29
À plusieurs reprises dans son œuvre, Lefort insiste sur le fait que « la démocratie est nécessairement sauvage et non pas domestiquée »30 sans toutefois que cette idée ne soit l’objet d’une élaboration théorique soutenue. Pour creuser la notion, on peut se tourner vers les travaux de Miguel Abensour. Dans son article « "Démocratie sauvage" et "principe d’anarchie" », Abensour en explore la signification pour la pensée du politique.
Par « sauvage », Lefort entend une action politique spontanée, voire an-archique, car guidée par aucun principe régulateur. Cette action ne se limite pas aux cadres formels, comme une assemblée représentative, et tend à faire fi des règles qui régissent les fonctionnements institutionnels. Abensour donne l’exemple de la grève sauvage. Une grève est dite « sauvage » lorsqu’elle est déclenchée en dépit des règles et des procédures de la convention collective qui, elle, est établie dans le cadre d’une négociation formelle entre le patronat et le syndicat. La démocratie sauvage, d’après Abensour, ressemblerait à une grève sauvage, car elle « s’avère […] immaîtrisable » par les règles et par les institutions en place. De plus, la démocratie sauvage est indissociable d’une « idée libertaire » de la démocratie. La voix libertaire est celle « qui ose parler quand tout le monde se tait […] [c’est le] contradicteur public qui ose rompre le silence pour faire entendre la voix intempestive de la liberté ». Et c’est dans un monde où il est possible de contester les origines ou les fondements, le monde démocratique, que cette voix intempestive peut prendre place. Si Lefort insiste pour qualifier la démocratie de « sauvage », c’est parce qu’il refuse manifestement de la réduire aux institutions qui forment l’État moderne, ce qui revient à prétendre, comme l’écrit Abensour, que la démocratie, « tel un fleuve impétueux qui déborde sans cesse hors de son lit, ne saurait rentrer à la maison se soumettre à l’ordre étatique »31. Or, la désincorporation du pouvoir et de la loi en démocratie fait surgir sur la place publique un nouvel outil de contestation : le droit, qui devient un outil conflictuel face au pouvoir en acquérant son autonomie propre. Ainsi, le droit passe d’un instrument de conservation du pouvoir à un instrument de contestation permanente, et la lutte pour la conservation et l’extension des droits devient une lutte pour la conservation et l’extension de la liberté. Les libertés démocratiques se présentent sous la forme de droit, notamment des droits de l’homme.
Le droit permet d’établir un nouveau foyer de contestation permanente en démocratie. La lutte pour l’extension du droit assure une dynamique sociale qui rejette le statu quo et renforce les possibilités de changement. Le droit devient alors un centre important du déploiement perpétuel des discours sur les fondements. Il se présente comme l’outil par lequel les citoyens d’une démocratie peuvent se dire, se redire et se contredire, assurant ainsi la préservation et l’approfondissement de la liberté. De plus, l’avènement des droits de l’homme inaugure un rapport inédit entre les êtres humains. D’après Lefort, ces droits « rendent possible une véritable socialisation de la société »32 et du conflit. Puisque la démocratie implique une interrogation perpétuelle quant à ses fondements, les êtres humains tissent des liens entre eux basés sur la pluralité des interrogations et les conflits qui en découlent. C’est en ce sens que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, écrit Lefort,
fait découvrir une dimension transversale des rapports sociaux, dont les individus sont des termes, mais qui confèrent à ceux-ci leur identité tout autant qu’ils sont produits par eux. Par exemple le droit de l’un de parler, d’écrire, d’imprimer librement implique celui de l’autre d’entendre, de lire, de conserver et transmettre la chose imprimée. Par la vertu de l’établissement de ces rapports, se constitue une situation dans laquelle l’expression est suscitée, où la dualité du parler et de l’entendre dans l’espace public est multipliée au lieu de se figer dans la relation d’autorité, ou bien de se confiner dans des espaces privilégiés.33
Il se dégage alors des luttes pour de nouveaux droits un lien social fondé dans la division et le conflit, c’est-à-dire un lien qui se noue dans et par la lutte entreprise notamment par des « exclus des bénéfices de la démocratie »34 pour le développement et l’extension des droits sociaux. Le peuple, ce « pôle de non-pouvoir » et « de la contestation infinie » se manifeste ici dans l’effervescence salutaire qui donne naissance aux « désordres nouveaux ».
Les tyrannicides Harmodios et Aristogiton (Musée archéologique de Naples).
Revenons, pour conclure, à la formule percutante de Lefort dans son entretien avec Rosanvallon : « Pas de souveraineté du peuple mais un peuple combatif ». Nous l’avons vu, dans son interprétation de la démocratie moderne, Lefort reconnaît l’importance de la « souveraineté du peuple », qui est exprimée par le suffrage universel, et qui demeure le socle de la représentation politique. Mais ce constat, partagé par la plupart des penseurs « libéraux », ne suffit pas pour comprendre la dynamique politique engendrée par la division originaire du social et les effets de l’indétermination ultime quant aux fondements de l’ordre politique. C’est précisément à ce stade que les enseignements de Machiavel, tels qu’interprétés par Lefort, doivent être valorisés : le « peuple combatif » ne se réduit pas au « peuple souverain », s’exprimant aux urnes et conférant la légitimité démocratique aux élus de la nation. Le « peuple combatif » s’exprime aussi dans la rue, dans les squares et dans les places publiques. Il oppose sa négativité au petit nombre, qui souhaite conserver le monopole de l’énonciation de la Loi. Par-delà « victoire et échec » (Tassin), le « peuple combatif » s’active, provoque le désordre et assure la pérennité de la liberté. Si le « peuple souverain » renvoie à l’ordre de la démocratie représentative, le « peuple combatif » renvoie au désordre de la démocratie sauvage. Et comme le souligne Lefort :
Il n’est pas d’ordre qui puisse s’établir sur l’élimination du désordre, sinon au prix d’une dégradation de la loi et de la liberté. Et le désordre au sens vrai du terme, n’est pas la pure discorde, le tumulte où s’entrechoquent les intérêts particuliers […] : il est l’opération du désir qui tient ouverte la question de l’unité de l’État, et, en la dévoilant, contraint ceux qui le dirigent à remettre en jeu son destin.35
Lefort demeure donc un interlocuteur incontournable pour ceux qui pensent la politique dans sa dimension émancipatrice36. La pensée lefortienne, de par sa radicalité théorique, ébranle les fondements des idées reçues en politique. Contre l’économisme qui réduit l’essentiel des phénomènes contemporains à l’extension illimité du marché et de ses impératifs, Lefort rappelle que le politique n’est pas une instance dérivée mais qu’elle est constitutive du social. Contre l’obsession de l’unité qui anime les régimes politiques de la démocratie « libérale », Lefort enseigne les bienfaits de la division sociale et du conflit pour l’éclosion de la liberté. Contre la réduction de la démocratie à ses formes institutionnelles et au suffrage universel, Lefort montre que le salut de la démocratie passe par les « voies sauvages » et immaîtrisables de l’effervescence populaire. Contre, enfin, l’idée que le « peuple souverain » épuise les figures du grand nombre, Lefort montre que le « peuple combatif » demeure la voie pour faire vivre le désordre qui assure la qualité de la loi. Voilà pourquoi la pensée de Claude Lefort, toujours attentive aux vicissitudes de l’être-ensemble, reste exemplaire en même temps qu’elle s’affirme en tant que ressource analytique fondamentale pour comprendre l’action politique dans toutes ses complications.
Martin Breaugh
Pierre Rosanvallon, « À l’épreuve du politique. Entretien avec Claude Lefort », La Vie des idées, 15 octobre 2010, http://www.laviedesidees.fr/A-l-epreuve-du-politique.html (vers la 37e minute ; consulté le 23 mars 2020). ↩
Comme le souligne avec acuité Antoine Chollet, « L’énigme de la démocratie sauvage », Esprit, janvier février 2019, 451, p. 136-146. ↩
Pierre Manent souligne que le « manque d’attention pour la part del’action » dans la pensée politique de Lefort pose problème compte tenu « du caractère fondamentalement pratique » de la politique. L’article de Manent ne tient toutefois pas compte de la dimension « combative » du peuple qui traverse l’œuvre de Lefort. Cf. Pierre Manent, « L’action politique devant l’indétermination démocratique », Esprit, janvier février 2019, 451, p. 134-135. ↩
Miguel Abensour, « “Démocratie sauvage” et “principe d’anarchie” », Les Cahiers de la philosophie, 18, Les Choses politiques, 1994, p. 128. ↩
Claude Lefort, Le Travail de l’œuvre Machiavel, Paris, Gallimard-Tel, 1986. ↩
Claude Lefort, « Aperçu d’un itinéraire. Entretien avec Pierre Rosanvallon et Patrick Viveret (1978) », Le Temps présent. Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007, p. 348. ↩
Claude Lefort, « Pensée politique et Histoire. Entretien avec Pierre Pachet, Claude Mouchard, Claude Habib, Pierre Manent », Le Temps présent. Écrits 1945-2005, p. 853. ↩
Nicolas Machiavel, « Le Prince », Œuvres complètes, Paris, Gallimard-Pléiade, 1952, chapitre IX, p. 317-318. ↩
Nicolas Machiavel, « Discours sur La première décade de Tite-Live », Œuvres complètes, Paris, Gallimard-Pléiade, 1952, livre I, chapitre IV, p. 390-391. ↩
Claude Lefort, Le travail de…, op. cit., p. 470. ↩
Nicolas Machiavel, « Discours sur La première décade… », op. cit., p. 390-391. ↩
Claude Lefort, Le travail de…, op. cit., p. 304. ↩
Claude Lefort et Marcel Gauchet, « Sur la démocratie : Le politique et l’institution du social » Textures, p. 8-9. ↩
Ibid., p. 12. ↩
Ibid., p. 13. ↩
Ibid. ↩
Miguel Abensour, « "Démocratie sauvage"… », op. cit., p. 128. ↩
Nicolas Machiavel, « Discours sur La première décade… », op. cit., p. 391. ↩
Claude Lefort, Le travail de…, op. cit., p. 722. ↩
Claude Lefort, « Aperçu d’un… », op. cit., p. 355. ↩
Ibid. ↩
Étienne Tassin, Le maléfice de la vie en commun. La politique est-elle vouée à l’échec ?, Paris, Bayard, 2012, p. 23. ↩
Claude Lefort, « La dissolution des repères et l’enjeu démocratique » (1986), Le temps présent. Écrits 1945-2005, p. 563. ↩
Ibid., p. 564. ↩
Claude Lefort, « La question de la démocratie », Essais sur le politique. XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, 1986, p. 28. ↩
Claude Lefort, « La dissolution des repères… », op. cit., p. 563. ↩
Claude Lefort, « Démocratie et représentation » (1989), Le temps présent. Écrits 1945-2005, p. 611. ↩
Claude Lefort, « Le peuple et le pouvoir » (1982), Le temps présent. Écrits 1945-2005, p. 476. ↩
Claude Lefort, « La communication démocratique. Entretien avec Paul Thibaud et Philippe Raynaud » (1979), Le temps présent. Écrits 1945-2005, p. 389-390. ↩
Claude Lefort, « Préface », Éléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, 1979, p. 23. ↩
Miguel Abensour, « « Démocratie sauvage »…, op. cit., p. 130. ↩
Claude Lefort, « Démocratie et… », op. cit., p. 621. ↩
Claude Lefort, « Droits de l’homme et politique », L’invention démocratique, Fayard, Paris, 1981, p. 66. ↩
Claude Lefort, « La Communication… », op. cit., p. 390. ↩
Claude Lefort, Le Travail de…, op. cit., p. 477. ↩
Pour une analyse d’expériences politiques émancipatrices à l’aune de la démocratie sauvage, voir Arthur Guichoux, « La démocratie ensauvagée », Esprit, janvier-février 2019, 451, p. 75-82. ↩