Isabelle Felici
Une chose est sûre, on n’arrive pas à Massenzatico par hasard. Le village, aujourd’hui encore essentiellement agricole, se trouve à quelques kilomètres de Reggio Emilia, en Émilie Romagne, et a pour caractéristique d’avoir vu naître, en 1893, la première casa del popolo. La création de cette maison du peuple, sous l’impulsion de Camillo Prampolini, un des fondateurs du parti socialiste italien, s’est accompagnée de la construction d’un théâtre, toujours actif, même si les bâtiments ne sont plus les mêmes. Dans cet environnement fortement lié au mouvement socialiste, puis communiste, s’est installé, au début des années 2000, un centre culturel libertaire, les Cucine del popolo, les cuisines du peuple, rattaché au mouvement ARCI (Association récréative culturelle italienne). Comme le lieu qui l’accueille, ce centre mériterait toute une étude1, pour l’atmosphère conviviale, musicale, gastronomique, culturelle et politique qui y règne. Voici comment le présente Federica Zani, membre du centre culturel en 2014 :
Pour lutter contre la solitude, la crise, l’incertitude qui frappent aussi les plus jeunes, sont organisées tous les vendredis des rencontres au cours desquelles la nourriture, ainsi que le vin, créent du lien entre les personnes. Être en mesure de partager du temps sereinement ne doit pas être un luxe. Passer de l’estomac à la tête, nourrir à la fois la tête et le ventre permet de retrouver un esprit critique et des capacités de réflexion pour affronter les difficultés du quotidien. Les cuisines du peuple sont un symbole à contre-courant, un espace où tous les âges se mélangent, ce qui en fait un lieu éducatif où se former à la solidarité, où même les plus jeunes peuvent acquérir le sens des responsabilités et où même les plus faibles peuvent trouver un espace où réfléchir. En d’autres termes, un milieu où engagement et solidarité ne sont pas de vains mots2.
En plus des évènements ponctuels, est organisé tous les deux ans, depuis 2004, un colloque international « à base de nourriture, vin, musique, rencontres ». C’est un moment qui mérite d’être vécu, entre la pastasciutta et le concert du vendredi soir, les repas préparés par la coopérative qui gère le bar ou par les associations locales (marocaines, argentines, sinté… selon les années), la manifestation scientifique du samedi après-midi, le marché biologique du dimanche matin (miel, châtaignes, lessives écologiques, vins sans sulfites, parmesan biologique…), les rencontres littéraires ou philosophiques, et amicales, le gnocco fritto du dimanche soir (morceaux de pâte à pain frits accompagnés de charcuterie). L’événement que tout le monde attend est le veglione rosso3, le réveillon rouge, qui perpétue une pratique culturelle et politique très enracinée sur ces terres de l’antifascisme. Le menu, typique de la région de l’Émilie, est le même depuis le début du XXe siècle et met à l’honneur les cappelletti au bouillon4, à ne pas confondre avec les voisins et rivaux tortellini, souvent mieux connus des francophones. Entre parenthèses, ma famille paternelle étant originaire d’Ombrie, je me dois d’indiquer où trouver la vraie recette de la farce des cappelletti : dans la BD de Baru, Bella Ciao (uno), où vous verrez aussi, étape par étape, comment prendre le tour de main pour faire de vrais cappelletti et non des tortellini5. Pour trois cents convives et plus, comptez un bon quintal de cappelletti. Tout cela est rendu possible, selon Gianandrea Ferrari, qui coordonne les activités des Cucine del popolo, grâce à la collaboration avec les « camarades de la gauche historique » et au travail des « cuisinières rouges », « capables de proposer d’extraordinaires évènements culinaires »6.
C’est un lieu commun, l’organisation des cucine del popolo nous rappelle l’importance de la nourriture dans les pratiques culturelles et politiques en Italie. À partir de ce constat, il est légitime de se demander ce qu’il advient de ces pratiques en situation d’émigration et d’exil. Les quelques réflexions qui suivent sont nées dans le cadre des rencontres organisées par les cucine del popolo et portent sur la question de l’exil et des anarchistes en lien avec la nourriture, à travers le cas bien particulier de la colonie Cecilia.
Un rapide état des lieux sur la façon dont les anarchistes italiens en exil se positionnent par rapport au goût de leur terre d’origine permet d’affirmer que la question est rarement abordée par les anarchistes eux-mêmes. Elle est sans doute trop banale et futile, d’autant plus que nombreuses sont les personnes qui, avant de quitter l’Italie, ont connu les situations effroyables de l’enfermement ou de la relégation (domicilio coatto). Parmi les exemples qu’on pourrait citer, voici celui de Sante Ferrini, dit Folgorite, qui témoigne, en poésie, des tortures moyenâgeuses subies en prison :
L’extrême perpétuité
Au sommet de la colline de Narni, solide construction baroque, vers le ciel, lugubre et noire, se dresse la vieille Forteresse. En bas c’est l’Ombrie, terre cultivée, riche de son huile, de ses porcs, de ses truffes ; en haut, dans cette forteresse tant haïe, vivent les hiboux. Parmi ces hiboux, prisonnier, je suis là moi aussi, victime de cette inique loi infâme, et enterré dans l’inaction et dans l’oubli je crève de faim !7
Face à de telles situations de privation, la question ne se pose pas tellement de savoir ce qu’on mange8, mais plutôt si on a de quoi manger. C’est le cas pour les prisonniers, les relégués, souvent de futurs exilés, comme Sante Ferrini. C’est aussi la situation générale des couches défavorisées, pour lesquelles le manque est érigé en système. C’est ce que dénoncent les anarchistes, notamment dans leur production poétique. Par la méthode de l’échantillonnage, même sans procéder de façon systématique étant donné l’ampleur du matériel à disposition, on constate, sans étonnement, que s’il n’y a guère de détails sur les types de nourriture, il y a en revanche de très nombreuses occurrences du mot « pain » : le pain qui vient à manquer, le pain pour lequel on lutte, celui qu’on n’est pas en mesure de donner à ses propres enfants, le prix trop élevé du pain, ceux et celles qui sont sans pain. Pour citer un exemple, parmi les textes des anarchistes poètes9, mentionnons un des chants anarchistes italiens les plus répandus, l’Inno dei malfattori (l’hymne des malfaiteurs), d’Attilio Panizza, qui évoque i vil padroni ingordi che il pan han trafugato a noi lavoratori, « les patrons, ces goinfres lâches qui nous ont volé notre pain, à nous les travailleurs ». Le mot « pain » est souvent employé en même temps que son corollaire, la faim (les privations, la misère), et avec le ventre, qu’on peut dire aussi « panse », selon qu’il est vide ou plein, riche ou pauvre. À l’inverse, pour illustrer l’abondance de l’alimentation, alors que les pauvres n’ont même pas de pain, les riches, eux, mangent de la viande. Elle prend la forme de polpette (boulettes) dans une poésie d’Ada Negri de 1895, souvent reproduite dans les journaux anarchistes en italien :
Ô monde gras de bourgeois rusés Nourri de calculs et de boulettes Monde de millionnaires bien en chair Et de filles frivoles.10
Bien loin des préoccupations des végétariens, déjà actifs au tournant du XXe siècle dans les milieux libres et parmi les anarchistes illégalistes et individualistes, c’est encore de viande qu’il est question pour se préparer à l’avènement de l’anarchie, selon un chant anarchiste de 1910, Se nasce l’anarchia, repéré dans la région de Rome :
Quand l’anarchie naîtra Il faudra faire un beau repas Il faudra qu’on mange Rien que du veau et du bœuf.11
Il existe bien des livres de recettes anarchistes12, à entendre ici, bien sûr, au sens de recettes alimentaires. Reste que le sujet est assez peu traité, et encore moins pour les situations d’exil. Difficile, par exemple, de savoir ce qui était au menu des fêtes, bals, pique-niques de solidarité, dont les journaux anarchistes en italien publiés de par le monde se font très régulièrement l’écho. Il aurait été intéressant, et révélateur, de vérifier si la tendance générale était de manger plutôt « à l’italienne » ou de s’approprier les coutumes locales. Il est probable que dans l’émigration, les anarchistes italiens, comme les autres migrants, arrivent à une forme de « syncrétisme »13, avec toutes les variantes selon les époques, les lieux de départ et d’arrivée, les habitudes et les goûts personnels, les circonstances du déplacement (seuls ou en famille, c’est-à-dire, selon le modèle traditionnel en vigueur même chez les anarchistes, peut-être encore aujourd’hui, avec ou sans une compagne qui cuisine pour toute la famille). A priori, rien ne distingue les anarchistes italiens des autres « mangeurs de macaroni ». Il est toutefois probable que les circonstances adverses (exil politique, surveillance policière, séjours en prison, expulsions, clandestinité…) renforcent la nécessité d’exprimer une communauté affective inchangée malgré l’éloignement14. C’est par exemple le cas dans la correspondance de l’anarchiste romain Gigi Damiani, qui fait à plusieurs reprises allusion aux us et coutumes de sa ville d’origine : parties de campagne dans les collines autour de la capitale, vin des castelli romani ou de Frascati. Il y fait mention dans des circonstances privées, après le décès de sa compagne, mais aussi alors qu’il vient de passer un séjour en prison pour rupture de ban d’expulsion ou qu’il attend l’autorisation de revenir en Italie à la fin de la Deuxième Guerre mondiale15.
Le cas de la colonie Cecilia, cette commune anarchiste qui naît en 1890 au Brésil, est particulier. Son fondateur, Giovanni Rossi, est un internationaliste de la première heure, anarchiste, agronome et vétérinaire, farouche défenseur du « socialisme expérimental ». Son projet de communauté, qu’il conçoit comme une troisième voie entre le socialisme et l’anarchisme, occupe toute son existence. Après plusieurs tentatives en Italie, réussies du point de vue agricole, mais malheureuses du point de vue politique, Giovanni Rossi, une femme et quelques hommes suivent l’exemple de nombreux Italiens et Italiennes qui à l’époque quittent l’Italie16. Le flux migratoire les conduit au Brésil : leur trajet transatlantique est payé et, à leur arrivée, des terres leur sont vendues, à crédit et à bas prix, par le gouvernement brésilien. Au fil des péripéties du voyage, ils rejoignent Santa Barbara, près de Palmeira, dans l’État du Paraná, où s’implante la communauté. Le site, qui accueille à présent un mémorial de la colonie Cecilia, devenu étape d’un circuit de tourisme rural, est aujourd’hui encore très isolé et peu peuplé.
Le mémorial de la Cecilia à Santa Barbara. Photographies de Cristina Duarte Simões.
Ce détail géographique n’est pas anodin lorsqu’on s’interroge sur la façon dont les principes anarchistes ont été mis en pratique, y compris dans le domaine de l’alimentation.
Au départ de son projet, Giovanni Rossi reprend l’idée fouriériste que l’expérience communautaire est la solution au manque de pain, aux injustices et à la question sociale. Cette idée est présente dans tous les supports créés par Rossi, qui développe une intense activité de propagande : un roman utopique, Un comune socialista, qui connaît cinq éditions, de nombreux articles, qu’il publie dans tous les périodiques anarchistes et socialistes de l’époque, et un périodique spécifique qu’il intitule, justement, Lo Sperimentale. Ce n’est pas sans une certaine poésie qu’il décrit l’abondance à venir :
Quand [les multitudes] verront dans leur province une ferme socialiste cultivée à la perfection, où croissent les blés les plus beaux, les vignes les plus productives, où l’on élève le bétail le plus parfait, et que dans cette ferme elles seront accueillies, mises au courant de l’organisation communiste, une fois constatés le bien-être des cultivateurs et la bonne harmonie qui règne parmi eux, bientôt dans toutes les auberges de la province, dans toutes les familles paysannes, on parlera d’un fait aussi extraordinaire, et le communisme, aujourd’hui inconnu, raillé et calomnié, deviendra aspiration populaire.17
Derrière ce paysage amène se cachent toutes les polémiques que suscite le projet de Rossi, qui ne reçoit guère d’appui, ni de la part des socialistes ni des anarchistes de l’époque. Le débat sur la pertinence de la vie en communauté traverse tout le XIXe siècle. Les avis négatifs sont nombreux : Élisée Reclus, Pierre Kropotkine, Niccolò Converti, Andrea Costa, Camillo Prampolini, Filippo Turati, la Fédération Jurassienne, Errico Malatesta… tous s’expriment sur le sujet. On accuse Rossi, et les personnes qui, comme lui, sont favorables à la création de communes anarchistes, de déserter la véritable bataille révolutionnaire. Rossi est aussi vu comme « un amateur qui veut suivre son caprice et satisfaire sa curiosité », un scientifique, qui observerait le comportement des insectes qu’il a regroupés en un lieu unique, plutôt qu’un « homme d’action qui, convaincu de l’utilité d’une société organisée selon des principes socialistes, tend à provoquer cette transformation18. L’avis assez général est qu’il est impossible de faire abstraction de l’environnement, et donc de la société bourgeoise.
Le mémorial de la Cecilia à Santa Barbara. Photographies de Cristina Duarte Simões.
À la Cecilia, la situation se complique du fait des conditions économiques « plutôt défavorables »19, comme les qualifie Rossi lui-même dans un des bilans qu’il dresse de son expérience. Juste au moment de débarquer au Brésil, en avril 1890, l’objectif était encore d’apporter « à l’agitation révolutionnaire en Europe des secours financiers »20. Le régime alimentaire des communards est un des éléments qui, comme nous le verrons, montrent que l’objectif n’a pas été atteint, tant s’en faut.
Lorsqu’il s’agit de la Cecilia, on oublie souvent que la colonie a connu différentes phases, avec un nombre de membres qui a beaucoup varié au cours de son existence. Aucune de ces personnes, même pas Rossi, n’est restée sur le site tout au long des quatre années de vie de la commune. Il n’y a donc pas une, mais plusieurs Cecilia. La première phase commence par les pionniers partis en février 1890. Le groupe attend d’être rejoint par les nouveaux communards que Rossi retourne recruter en Italie : d’octobre 1890 à juillet 1891, il part en tournée de propagande, multipliant les conférences, les publications et notamment la réédition de son roman utopique. Au roman lui-même, il ajoute un troisième chapitre qui correspond au premier bilan de la Cecilia. Rossi, prenant la posture d’un agent de l’émigration, rédige ce texte dans le but de rassurer, d’informer. La nourriture n’est pas le moindre des arguments qu’il met en avant pour se montrer convaincant. Il donne ainsi tout le détail des aliments distribués à la sortie du bateau, d’abord à Rio de Janeiro, où les repas sont très bons : pain, beurre salé et café le matin à sept heures, riz, viande et pommes de terre, pain blanc et café à dix heures. Le dernier repas est servi l’après-midi à quatre heures : soupe de légumes, haricots et viande accompagnés de farine de manioc. Il trouve tout cela à son goût et ajoute que « les pauvres paysans de Lombardie auraient voulu que ce régime gratuit ne cessât jamais »21. L’objectif est clairement de convaincre les futurs communards et communardes que leur décision est la bonne. Si l’étape suivante, à Curitiba, est loin d’être aussi satisfaisante (l’asile pour les migrants est sale, l’accueil mauvais, le café aqueux, la nourriture, distribuée en une fois, insuffisante et mal cuisinée), Rossi s’empresse d’assurer les prochains arrivants qu’il a réclamé un meilleur traitement22.
Le mémorial de la Cecilia à Santa Barbara. Photographies de Cristina Duarte Simões.
Toujours dans le but de préparer ces nouvelles arrivées, le texte que Rossi publie en 1891 décrit aussi les aliments « exotiques », en premier lieu le manioc, « qui est au Brésilien ce que le pain et la polenta » sont aux Italiens. Rossi indique comment on cultive cette plante, comment on en extrait un liquide pour faire des galettes, comment on obtient la farine, qu’on mélange aux haricots en la cuisinant avec du lait23. Partis en éclaireurs jusqu’à Palmeira, Rossi et un des membres du groupe se nourrissent, durant le voyage, de pain, de farine de manioc, de viande salée et de lard24. On le voit, le manioc, cet inconnu, est partout, ainsi que la viande, au pouvoir symbolique si fort. Rossi dit d’ailleurs n’en avoir jamais mangé autant, de même que les oranges25. Voici le détail du régime quotidien de la phase 1 :
Notre alimentation reposait principalement sur la polenta de maïs blanc, que nous faisons moudre au moulin de la colonie russe, proche de chez nous, de haricots noirs, cuits et assaisonnés au lard de porc, de viande de bœuf salée, de légumes que nous cultivons, de délicieuses oranges que nous récoltons en abondance dans notre jardin.
J’admets qu’il ne s’agit pas d’une alimentation recherchée et que le lecteur pourrait se plaindre en particulier de l’absence de pain, qui est pour nous un aliment désiré mais trop coûteux.
Mais nous avions de la chance sur deux points : d’abord un appétit ponctuel et féroce, lié à notre bonne santé, à l’air délicat de ces collines à mille mètres au-dessus du niveau de la mer et à la fatigue qui résultait de notre travail physique. Ensuite, parce qu’elle est bon marché, la nourriture carnée est abondante sur notre table. Pour cinquante ou soixante lires, nous achetions un jeune bœuf, nous le tuions, le dépouillions, le dépecions. La viande était coupée en lanières qui étaient recouvertes de sel et accrochées en plein air pendant trois ou quatre jours. C’est le charque, qui se conserve très bien et qu’on peut cuisiner de différentes façons. Avec les morceaux plus petits, nous faisons des saucisses et des saucissons ; les viscères étaient frits au lard ; la moëlle des os était mise de côté pour servir de condiment ; avec les os, nous préparions des marmites pleines d’un excellent bouillon.26
Rossi ne s’exprime pas sur l’origine de ces pratiques de préparation de la viande, caractéristiques de l’Amérique du sud, ni sur la façon dont elles ont été communiquées aux membres de la Cecilia. Certaines façons de faire, au moins la fabrication des saucisses et saucissons et la consommation des viscères frits, peuvent cependant faire partie du bagage culinaire rapporté d’Italie par ces migrants. Reste que le charque participe du dépaysement, de même que les boissons consommées à la Cecilia. Selon le compte rendu de 1891 :
Nous buvions de l’eau que, grâce à un grand récipient en bois porté sur les épaules par deux personnes, nous allions chercher à une source distante d’un demi-kilomètre. Pour moi, c’était la tâche la plus antipathique. Le soir, nous préparions une infusion de maté, une sorte de thé que nous avons fini par trouver à notre goût. Quand le Dr Grillo et d’autres amis venaient nous rendre visite, ou quand nous allions à Palmeira, la monotonie des libations rafraîchissantes était rompue par quelques petits verres d’eau-de-vie de canne à sucre, qu’on appelle cachaça, ou pinga. Il me semble entendre la grosse voix de ce cher Grillo qui nous invitait pour un pinguigno.27
À cette date, durant la deuxième phase, si on est encore loin du régime de rêve des habitants de Poggio al mare, le village du roman utopique Un Comune socialista où on se nourrit de pain, vin, viande et légumineuses, fruit et fromages, poulets et coquelets, mais aussi de « plats exquis », sans plus de précision28, au moins, la nourriture est abondante, si on en croit Dante Venturini, arrivé à la colonie en avril 1891 :
Vous ne pouvez pas imaginer combien notre situation est bonne. Tout va d’ailleurs en s’améliorant. En plus, nous avons une eau excellente, bref, tout est mieux que ce que nous avait décrit le Dr Rossi. En ce qui concerne les animaux sauvages, nous n’en avons pas encore vu, sauf un petit singe qui a été tué par l’un de nos camarades.
Pour l’instant, nous nous nourrissons de riz, haricots, polenta, porc, viande de bœuf, saucisson, café, lait, tout ceci étant très abondant.
Nous avons peu de pain, parce qu’il faut l’acheter, mais dès que nous aurons trouvé le matériel et la chaux pour fabriquer un four, alors nous cesserons de manger de la polenta et nous passerons au pain.29
Le succès est d’autant plus appréciable, sauf pour le pain, que la nourriture est issue des ressources propres de la colonie. Lors de son séjour en Italie, Rossi est tenu au courant de l’avancement des travaux agricoles, notamment par Franco Grillo, médecin de Palmeira, ami et soutien de la Cecilia, qui lui écrit en janvier 1891 :
Même si la récolte est médiocre, nous aurons 40 hectolitres de maïs et plus de cent de haricots. Tu vois donc que beaucoup de gens peuvent venir, car il y aura de la polenta en abondance.30
C’est le résultat du travail des pionniers qui avaient défriché le terrain, planté la vigne, semé des haricots et des pommes de terre, préparé la terre pour le manioc… C’est aussi le début du succès et le contraste est fort avec le système que quittent les Italiens qui viennent des zones rurales. Rossi l’avait plus d’une fois observé dans ses activités de vétérinaire et d’agronome, et ne manquait pas une occasion de dénoncer ce système, comme ici dans un texte de 1883 où il rapporte les propos de paysans toscans :
Nous arrivons avec nos olives au pressoir et il faut laisser l’huile au patron, à cause de la dette que nous avons contractée. Si bien qu’en fin de compte, alors que nous avons semé du blé, nous mangeons de la polenta de maïs ; nous cultivons la vigne, mais nous buvons de l’eau ou de la piquette ; nous élevons le bétail, mais nous ne voyons jamais la viande que le boucher accroche dans sa boutique ; nous qui procurons à tout le monde de quoi manger et se vêtir, nous sommes les plus pauvres d’entre les pauvres… 31
Lorsque Rossi revient à la Cecilia en juillet 1891, c’est déjà une troisième phase qui commence. Il n’a pas assisté à la deuxième, qui a vu l’afflux massif des nombreuses familles venant d’Italie, convaincues par sa tournée de propagande. D’une poignée de pionniers, la commune atteint en quelques semaines le nombre de cent cinquante ou peut-être deux cents membres. Elle n’y résiste pas, meurt une première fois lorsque la plupart des familles, certaines déjà éprouvées par le voyage transatlantique32, quittent la colonie qui ne peut pas subvenir aux besoins d’un si grand nombre de gens arrivés au même moment. La commune renaît cependant grâce à l’impulsion d’un groupe d’une trentaine de personnes, dont certaines familles qui ont fini par revenir. C’est sans doute de cette troisième phase que date l’unique photographie prise à la Cecilia. La cabane délabrée qui avait accueilli le groupe de pionniers n’est plus qu’un souvenir. On dort à présent dans un « grand baraquement »33, qui pourrait correspondre à la description qu’en fait Rossi et qui sera plus tard complété par des maisonnettes en bois : douze en octobre 1892 et vingt-deux en décembre 189234.
Du compte rendu qu’en fait Rossi en 1893, au moment où il s’apprête à quitter la colonie, il ressort que cette troisième phase est la plus calme et la plus en accord avec les principes anarchistes. Durant cette période, la solidarité ne fait pas défaut, car on distribue la nourriture en fonction des besoins : chacun se sert à volonté des aliments les plus rudimentaires, mais les plus abondants ; les aliments plus savoureux et plus rares sont distribués à parts égales ; nourritures et boissons délicates sont fournies aux malades, en proportion des moyens dont dispose la communauté35. Mais le régime alimentaire est peu satisfaisant, comme l’annonce un correspondant du journal parisien La Révolte en 1892 :
J’avertis ceux qui désirent en faire partie qu’ils doivent être convaincus que là-bas, il n’y a pas encore l’abondance : ceux qui s’y rendent doivent se résoudre à de grands sacrifices en attendant les récoltes. […] Pour le moment, la nourriture, qui par économie se prépare en communauté, laisse beaucoup à désirer : elle est formée principalement de riz, haricots, lard, légumes, farine de manioc et de maïs, de viande et de café.36
Le compte rendu de Rossi de 1893 se fait lui aussi l’écho de cette monotonie :
Le matin, chacun se rend à son travail et, pendant ce temps, les femmes préparent le repas dans la cuisine commune. Au bout d’une ou deux heures de travail, par petits groupes, tous armés d’un bon appétit, nous accourons au réfectoire où nous buvons du café au lait, un peu aqueux mais en bonne quantité, accompagné de polenta grillée et de pain de seigle. Nous revenons du travail vers midi ; c’est l’heure de la visite au réfectoire pour le minestrone, lui aussi peu savoureux mais abondant, puis nous nous reposons pendant quelques heures, le temps de faire une sieste et de fumer une cigarette. Nous retournons travailler jusqu’au coucher du soleil et notre repas du soir est à base de polenta, avec de la salade, des légumineuses et, à de rares occasions, un ragoût de poulet ou de viande de porc.37
L’espoir de faire son propre pain à base de blé n’aboutit pas. Dès son arrivée sur le site, Rossi, expert agronome, avait remarqué l’absence de culture de blé et s’était d’ailleurs lancé le défi scientifique de parvenir à en cultiver :
Le fait est que je n’ai pas vu trace de culture du blé et seules quelques personnes m’ont parlé des semis qu’elles avaient faits, en petites quantités, que les nombreux oiseaux ont mangés. J’ai moi-même fait l’expérience d’en semer et on m’annonce que de beaux épis sont sortis. Mais voici ce qui m’étonne : pour cultiver le blé, on recommande le dépôt d’engrais direct, ce qui, en Europe, reviendrait à le noyer sous les mauvaises herbes et le développement excessif des feuilles. Quoi qu’il en soit, j’estime que cette céréale mérite d’être cultivée à grande échelle, même si cela nécessite l’achat annuel de semence de la variété de Rieti et d’engrais chimique : en effet, à Curitiba, la farine de blé coûte actuellement, en calculant le change, cinquante lires pour 95 kg.38
L’expérience céréalière n’a pas porté ses fruits à long terme puisqu’on en reste au pain de seigle. Il faut aussi renoncer aux petits verres d’eau-de-vie, « d’abord parce que nos finances ne nous le permettent pas, puis parce qu’en troublant les cerveaux, on trouble la paix sociale »39. En résumé, à l’exception des premiers mois, lorsque les communards sont peu nombreux, on connaît l’abstinence. Il faut d’ailleurs une certaine force de volonté, le sens du sacrifice et une forme d’humour pour continuer à faire vivre la commune :
Souvent, le ventre vide, les jeunes s’appuient sur leurs bêches, regardent flotter au vent le grand drapeau rouge et noir fixé à un haut palmier et disent en plaisantant qu’on peut vivre d’un peu de polenta et d’un peu d’idéal.40
L’idéal, aussi fort soit-il, n’a pas suffi à ce que l’expérience se poursuive et la commune n’est pas arrivée à l’autosuffisance souhaitée sur le plan alimentaire et financier. Certes, elle a subi plusieurs accidents : une partie de la récolte a été abîmée par le bétail, la caisse commune a été volée par un membre de la colonie. Il a aussi été nécessaire de travailler à l’extérieur pour garantir les dépenses auprès des fournisseurs. Tout cela a eu des conséquences graves justement parce que la pauvreté était structurelle à la Cecilia.
À bien y regarder, le régime alimentaire à la Cecilia est le même du début à la fin, sauf sur le plan de la quantité. La monotonie qui s’est installée est devenue insupportable, d’autant plus que l’abondance espérée n’a pas été au rendez-vous. La consommation de viande en grande quantité, une nouveauté pour les migrants italiens, ne comble pas l’absence de pain de blé qu’on n’a pas réussi à fabriquer sur place. On a vu comment cet aliment est au centre des préoccupations et il faut bien remarquer qu’il est aussi au centre des pratiques alimentaires habituelles avant l’exil.
Même si, dans la troisième phase, les principes anarchistes ont pu être mis en pratique, les heurts qui ont précédé ont laissé des traces : lorsque la Cecilia meurt une première fois, certaines familles récupèrent le capital social, d’autres repartent avec le bétail, mettant en avant des arguments légaux alors que, comme le dit Rossi, moralement rien ne leur appartenait. On a vu aussi des familles manger et réserver leur nourriture à leurs proches tandis que d’autres étaient à jeun : la solidarité vantée par Rossi pour la troisième période n’a pas toujours été de mise. Lors de la deuxième phase, s’était installé un « système grotesque de référendum » qui a fait « perdre beaucoup de temps en assemblées inutiles qui votaient des règlements, qui parlementarisaient jusqu’à devenir gâteux ». Des individualités avaient également pris le dessus. En réaction, lors de la troisième phase, le groupe « a refusé toute forme d’organisation ». Plutôt, il s’est mis à fonctionner sur le principe de l’affinité : sans charte, sans règlement, sans mesure fixe, les volontaires se reconnaissent entre eux et se mettent d’accord sans réunir tout le groupe41.
La question de l’alimentation n’est, bien sûr, pas le seul élément qui a pesé sur la vie de la commune. Aux questions politiques, ici très brièvement synthétisées, s’ajoute encore la situation sexuelle des membres de la communauté, d’ailleurs rapportée par Rossi avec une métaphore alimentaire : il parle des « bourgeois de l’amour au ventre plein », incapables de voir que les autres ont faim42. Alors que ce n’était pas prévu au départ, la Cecilia aura contribué à remettre en cause le modèle traditionnel de la famille, génératrice d’égoïsmes et de rivalités et donc ennemie de la solidarité. Elle a sans doute aussi fait de Giovanni Rossi un des anarchistes les moins machistes de sa génération. Même s’il faut bien noter que, dans la cuisine de la Cecilia, n’entraient que les femmes, la Cecilia est une expérience sociale parmi les plus modernes et révolutionnaires.
Isabelle Felici
Gianandrea Ferrari, « Cucine del Popolo : gastronomia libertaria e felicità associativa », I luoghi del sapere libertario, Florence et Sucy-en-Brie, Centro Studi Storici della Val di Pesa et éditions Anfortas, 2019, p. 133-136. ↩
Federica Zani au colloque Le cucine della solidarietà, 3 au 5 octobre 2014. Voir aussi Isabelle Felici, « Le cucine della solidarietà », Margutte. Non rivista di letteratura e d’altro, 26 décembre 2014 : www.margutte.com/?p=8908 ↩
Gianandrea Ferrari, « Massenzatico (RE). Cucine del Popolo, la “rivoluzione” è stata servita », A rivista anarchica, n° 376, décembre 2012-janvier 2013. ↩
Pour la recette des cappelletti émiliens, voir « Cappelletti antifascisti », Pollicino gnus, « Sapori sovversivi. Il ricettario di Pollicino. Pace, solidarietà, ambiente, convivenza », octobre 2012, p. 8. ↩
Baru, Bella Ciao (uno), Paris, Futuropolis, p. 127. ↩
Ferrari, « Cucine del Popolo », cit. ↩
Folgorite [Sante Ferrini], « L’Ergastolissimo », in Pascal Dupuy, Folgorite. Parcours de Sante Ferrini, anarchiste, typographe et poète (1874-1939), Lyon, Atelier de création libertaire, 2019, p. 54-55. ↩
Pour des exemples de régimes alimentaires au domicilio coatto, voir Franco Schirone, « Le mense dei confinati antifascisti con uno sguardo sulla sopravvivenza al confino nel fosco fin del secolo morente (‘800) », colloque Le cucine dell’utopista, Massenzatico, 4 au 5 octobre 2008. ↩
L’image revient par exemple dans la production poétique de Gigi Damiani, de Virgilia D’Andrea et de Pietro Gori. L’anarchisme n’a bien sûr pas le monopole de cette symbologie, qui fait de la nourriture, et du pain en particulier, l’image des injustices sociales. Le pain reste aujourd’hui encore un fort symbole politique. Voir Notre pain est politique. Les blés paysans face à l’industrie boulangère, Éditions de la dernière lettre, 2019. ↩
Ada Negri, « Sfida », Fatalità, Milan, Treves, 1895. ↩
« Se nasce l’anarchia », Franco Schirone & Santo Catanuto, Il canto anarchico in Italia : nell'Ottocento e nel Novecento, Milan, Zero in condotta, 2001, p. 181, et Pasquale Grella, « I fritti del Primo Maggio », Pollicino gnus « Sapori sovversivi », cit., p. 22. ↩
Rino De Michele, Ricette anarchiche et Ricette libertarie, Raguse, La Fiaccola & Venise, ApArte, 2008 et 2010. Voir encore le numéro de la revue Pollicino gnus « Sapori sovversivi », cit., et le supplément King Bomba consacré aux activités d’Emidio Recchioni, ApARTe, avril 2014, et Fiamma Chessa, « Alici alla svizzera di Giovanna Caleffi », Pollinici gnus, « Sapori sovversivi », cit., p. 18. ↩
Alberto Capatti & Massimo Montanari, La cucina italiana. Storia di una cultura, Bari, Laterza, p. 248. ↩
Voir Paola Corti, « Il cibo dell’emigrante », cit. ↩
Isabelle Felici, Poésie d’un rebelle. Gigi Damiani, poète, anarchiste, émigré (1876-1953), Lyon, Atelier de création libertaire, p. 121. ↩
Pour plus de détails, voir Isabelle Felici, La Cecilia. Histoire d’une communauté anarchiste et de son fondateur Giovanni Rossi, Lyon, Atelier de création libertaire, 2001. ↩
Giovanni Rossi, « Sperimentiamo », Lo Sperimentale, n° 1, mai 1886. ↩
Camillo Prampolini, « Colonia agricola cooperativa. Adesioni e critiche », La Favilla, 19 février 1885. ↩
Giovanni Rossi à Luigi Molinari, Università Popolare, Milan, janvier 1917. ↩
Giovanni Rossi à La Révolte, 31 mai-6 juin 1890. ↩
Giovanni Rossi, Un comune socialista, cinquième édition, Livourne, Favillini, 1891, p. 91-92. ↩
Id., p. 99. ↩
Id., p. 106-107. ↩
Id., p. 127. ↩
Id., p. 132. ↩
Id., p. 131-132. ↩
Id., p. 132. ↩
Id, p. 63 et 75. ↩
Lettre de Dante Venturini [avril ?] 1891, Rossi, Un comune socialista, « La colonia Cecilia », cit., p. 137-138. ↩
Franco Grillo à Giovanni Rossi, 6 janvier 1891, id., p. 136. ↩
Giovanni Rossi, Cosa vogliono i contadini, Milan, Biblioteca socialista della Plebe, 1883, p. 18-19. ↩
Le dernier-né de la famille Gattai meurt de faim en arrivant au port de Santos, sa mère, victime du mal de mer, n’ayant pu l’allaiter normalement. Zélia Gattai, Anarquistas graças a Deus, Rio de Janeiro, Record, 1979, p. 150-159. ↩
Giovanni Rossi, Cecilia. Comunità anarchica sperimentale. Un episodio d’amore alla colonia Cecilia, Biblioteca del Sempre Avanti, Belforte, Livourne, 1893, p. 8. ↩
Amilcare Cappellaro, La Révolte, 7 au 13 octobre 1892, p. 4 et 18-24 février 1893, p. 3. ↩
Rossi, Cecilia. Comunità anarchica sperimentale, cit., p. 30. ↩
Amilcare Cappellaro, La Révolte, 23 au 29 juillet 1892, p. 3 et 7-13 octobre 1892, p. 4. ↩
Rossi, Cecilia. Comunità anarchica sperimentale, cit., p. 21. ↩
Id., p. 107-108. ↩
Id., p. 21. ↩
Id., p. 9-10. ↩
Id., p. 10, 12-13. ↩
Giovanni Rossi à Alfred Sanftleben, Taquari, 6 avril 1896, Alfred Sanftleben, Utopie und Experiment, Zürich, 1897. p. 261. ↩