De la difficulté de réfléchir hors de sa « zone de confort »

De la difficulté de réfléchir hors de sa « zone de confort »

Bernard Hennequin

Une fois n’est pas coutume, nous ouvrons le dossier de ce numéro 47 de Réfractions, non pas avec l’affirmation confiante d’une problématique ou des grandes notions qui baliseront à coup sûr la compréhension des relations entre anarchisme et alimentation, mais sur les doutes qui ont présidé à la préparation de ce numéro, au sein du collectif, et de la commission qui s’était constituée pour le mener à bien.

Le thème retenu pour le dossier – l’alimentation –, appartient à cette catégorie de sujets dits de société, pas spécifiquement libertaires de premier abord. En levant timidement le bras pour manifester mon intérêt pour ce thème et faire partie de la commission, j’étais loin de mesurer les difficultés auxquelles nous – membres de la commission, et même, au-delà, du collectif tout entier –, allions nous heurter !

Pour ma part, n’ayant pas d’idée précise sur la manière d’aborder un sujet pourtant riche de possibles – la maîtrise de l’alimentation est en effet une des clés de voûte du contrôle social des populations – j’avais proposé de travailler sur les origines du végétarisme dans son articulation avec le mouvement anarchiste, d’un point de vue historique. Je récoltais ainsi dans un premier temps quelques documents repérés sur le Net, notamment un texte sur Louis Rimbault1 actif au temps des premières colonies libertaires naturistes et végétaliennes2. Puis d’autres échéances relatives à d’autres projets monopolisant mon temps, je laissais de côté mes recherches, avec toutefois, le sentiment ancré en moi de ne pas trop savoir où je mettais les pieds. Marianne Enckell m’avait d’ailleurs alerté : « Tu te lances dans une tâche assez difficile. Va falloir que tu relèves tes manches ! Ou alors, que tu limites ton sujet ».

Des semaines durant, j’ai donc été partagé entre mener à bien cet angle historique auquel je m’étais fixé ou bien l’abandonner : mais pour traiter de quoi à la place ? Les échanges au sein de la commission – et plus exactement la difficulté à nourrir des échanges structurants et structurés autour de ce thème de l’alimentation – finirent par m’inciter à « changer mon fusil d’épaule ». Mon propos devenait, sur un mode décalé et introspectif, celui-là même de nos tâtonnements, au sein de la commission, et au-delà, du collectif, pour dégager des axes de réflexions et leurs articulations, pour la réalisation du dossier de ce numéro 47.

11 J. B. Audry, Le repas félin (gallica.bnf.fr).

Une structuration laborieuse

Le rythme semestriel de notre revue et le temps de la conception/fabrication de ses numéros, font que c’est presque un an à l’avance que la commission d’un numéro est censée se former. C’est ainsi qu’abritée sous notre bonne étoile qui, depuis vingt-trois ans, veille aux destinées de notre collectif, une commission de quatre personnes s’était constituée en octobre 2020 pour commencer à dégager les angles par lesquels nous voulions aborder le thème, penser aux intervenants que nous voudrions solliciter (dans et hors le collectif).

Or il advint que ce travail de cadrage, qui permet de fournir l’armature, ou le fil rouge, par rapport auquel, ensuite, les contributions peuvent être pensées, guidées, le cas échéant modifiées ou réordonnées, n’émergeait pas de nos échanges, au demeurant très peu fournis. À un point tel que notre commission éprouva le besoin de lancer un « appel solennel » à l’ensemble du collectif, pour aider à construire le numéro, à s’en approprier le thème, à proposer des contributions, à élargir la commission et à bâtir ensemble les fondations indispensables à l’architecture du dossier.

Dans cet appel, nous constations que nous peinions à définir de façon claire et pertinente le rapport alimentation / anarchisme. Et nous nous demandions si sur cette thématique pourtant importante et sensible dans nos sociétés (le sens du rapport à l’alimentation, les rapports de production et/ou de consommation de cette alimentation, les mouvements végé et végan, la place de l’animal, etc.) nous pouvions dégager une réflexion anarchiste qui nous permette de construire un numéro « original ».

Cette « Lettre aux Réfractaires » rencontra peu d’échos, plongeant un peu plus la commission dans l’embarras et nos doutes persistèrent jusqu’au stimulus d’un compagnon « structurant ». Sans être le messie (encore qu’en matière d’alimentation, cette référence religieuse, sous sa forme chrétienne de Jésus, permet d’aborder la dimension anthropologique de l’anthropophagie au travers de la communion : mangez, ceci est mon corps, buvez ceci est mon sang…), celui-ci n’en fut pas moins l’élément qui débloqua la crise, évitant au numéro un état proche de la sidération.

Ouf, il était plus que temps !

Des indices et des explications possibles

Divers indices auraient cependant dû attirer notre attention et nous mettre en garde.

Avancé à plusieurs reprises lors de nos réunions, le thème de l’alimentation était à chaque fois repoussé : sans doute un (premier) signe que le projet n’était pas suffisamment construit (autrement dit pas assez réfléchi) pour pouvoir prétendre constituer le dossier d’un futur numéro.

Lors du choix collectif d’une thématique pour tel ou tel numéro, il est de « tradition » qu’une primo-discussion s’engage autour du thème proposé, pour, précisément, éprouver la capacité du thème à ouvrir sur des questionnements utiles, des articulations fécondes, etc. Force fut de constater que, cette fois-ci, l’enthousiasme communicatif des membres du collectif (une vingtaine tout de même) n’était pas au rendez-vous.

La composition de la commission chargée du numéro interpelle également : le retrait de la personne ayant été à l’initiative du sujet d’une part, cumulée à l’absence de celles et ceux que j’appellerais (et j’en assume la paternité) les « poids lourds » de notre collectif d’autre part, ont immanquablement compliqué notre tâche.

Autant d’éléments assez inhabituels dans la vie d’un collectif plutôt prompt à intervenir, à débattre et à s’investir sur les sujets les plus divers… ainsi qu’en attestent les comptes rendus de nos réunions.

Dès lors comment expliquer cette attitude (cette timidité ?) face à une thématique à laquelle nos oreilles ne peuvent guère échapper depuis quelques années ? Diverses explications, à mon sens, peuvent être avancées.

De facto, on peut écarter un éventuel désintérêt du collectif pour le thème retenu. En revanche, nous pouvons nous demander si le souvenir particulièrement désagréable de certains membres du collectif présents aux Rencontres libertaires de Saint-Imier en Suisse en août 2012 (à l’occasion de la commémoration des 140 ans de la naissance de l’Internationale antiautoritaire) qui virent leur barbecue aspergé de matières fécales, n’aurait pas contribué à ce que certains d’entre nous se mettent en retrait, se retranchent dans le silence ?

Une attitude qui pourrait s’entendre au regard du positionnement central (quasi incontournable) de « la question végane »3 et de ses « satellites » (antispécisme4, libération animale, etc.) au sein du débat (pas toujours fraternel et convivial d’ailleurs) sur l’alimentation aujourd’hui. Et de fait, avec le recul, il est patent que les échanges au sein de notre collectif étaient souvent aimantés par cette « question végane », tout en ne voulant pas réduire notre réflexion anarchiste à cette seule question. Injonction contradictoire qui nous a bloqués jusqu’à ce que nous assumions clairement de ne pas céder à la centralité de cette thématique, même si nous voulions qu’un des textes au moins l’aborde (ce qui sera bien le cas).

13 Pablo Picasso, Bacchanale au hibou, 1959.

Un débat toujours privilégié

Depuis l’apparition de Réfractions à l’hiver 1997 sur la scène anarchiste, les discussions au sein du collectif ont toujours été animées, voire à plusieurs reprises marquées par une vive tension, les points de vue pouvant être très différents, voire opposés sur un même sujet. Il est vrai que l’absence de ligne éditoriale a pu dérouter plus d’un lecteur de Réfractions, revue qui entend privilégier la pensée critique et la pluralité des approches et ce dans la perspective d’une compréhension libertaire du monde qui soit la plus lucide et la plus contemporaine possible.

À leur façon, le numéro 29 « Voix sexuelles, voix désirantes », publié en 2012, et 39 « Repenser les oppressions ? », publié en 2017, illustrent cet état d’esprit réfractaire, si particulier.

Mais crispé ou pas, vif ou pas, le débat collectif – s’il a donné lieu à des départs – n’a jamais fait défaut à la construction des numéros de la revue, dont chaque échéance semestrielle a en fin de compte toujours été respectée.

La crise sanitaire majeure – vécue par chacun et chacune d’entre nous – n’a pas non plus aidé à la mobilisation du collectif.

Au-delà de ces considérations, mettre en avant les efforts des individualistes naturistes et végétaliens au sein des colonies libertaires à l’orée du XXe siècle, le volontarisme d’Élisée Reclus, géographe et militant anarchiste français (1830-1905), qui de toute sa vie, n’avala pas un morceau de viande, ni de poisson, s’alimentant de fruits, de légumes et de biscuits5, évoquer la recette de La Basconnaise6, ou encore rappeler les convictions végétaliennes d’Octave Garnier, proche de Rimbault, était possible, mais aujourd’hui qu’en est-il des recherches et expressions anarchistes sur les rapports alimentation / anarchisme ?

Au-delà des cantines militantes anarchistes et des coopératives alimentaires autogérées, qu’avions-nous, nous collectif de Réfractions, à dire sur ce thème… qui n’ait déjà été dit ailleurs ?

Devons-nous y voir une difficulté pour notre parole anarchiste à se faire entendre sur les questions dites « de société ». Nos réunions en témoignent, les langues se délient plus aisément, quasi spontanément même, lorsqu’il s’agit de parler de l’État, de l’injustice sociale, des différentes formes prises par la domination, de la religion ou même de sujets particuliers « en vogue » pourrait-on dire (comme la collapsologie, en réponse à laquelle fut pensé et réalisé le numéro 44 « Avis de tempête : la fin des beaux jours ? », 2020), entre autres…

Les difficultés dans lesquelles nous avons été plongés avec le thème de l’alimentation ne sont pas « graves » en soi mais elles nous renvoient à une réalité que nous avions déjà touchée du doigt par le passé à Réfractions (je pense notamment aux numéros 9 sur l’économie et 10 sur l’internet). Ce qui nous perturbe en fait, c’est notre retenue (faute d’expertise en la matière, sans aucun doute) à nous saisir de sujets qui ne font pas partie de notre habituel « champ de compétences ».

Lors de la préparation du numéro 47, un ensemble d’éléments se sont ainsi agrégés pour aboutir à une situation inédite, mais qui nous apporte (si besoin était) une confirmation supplémentaire que nous ne pouvons pas nous prévaloir de tout savoir, d’avoir dans notre kit de survie libertaire des réponses (ou méthodes) prêtes à l’emploi. Le contraire serait bien présomptueux de notre part et pour tout dire inquiétant !

Rassurez-vous néanmoins, de ces doutes, de ces impasses et de ces injonctions contradictoires, nous avons fini par sortir pour concocter ce numéro, en articulant des points de vue variés, en utilisant toutes les ressources de nos rubriques (le dossier certes, mais aussi les anarchives et les recensions d’ouvrages), pour offrir une vision kaléidoscopique, qui, à défaut d’être « experte », revendique d’ouvrir des pistes de débats sociaux, politiques, militants, à approfondir… dans de futurs numéros !

Enfin, cet accouchement du numéro 47 – relevant plus d’une césarienne que d’une expulsion naturelle – nous a renvoyés à certaines de nos limites en même temps qu’il a nourri notre désir de faire émerger des thèmes sortant indubitablement de la « zone de confort habituelle de la revue », comme le temps, le sport, la culture, la médecine et les soins, la place de nos affects dans nos conceptions et nos actions « révolutionnaires »… autant de thèmes sur lesquels les échanges au sein de notre collectif ont été relancés.

Bernard Hennequin


  1. Arnaud Baubérot, « Aux sources de l’écologisme anarchiste : Louis Rimbault et les communautés végétaliennes en France dans la première moitié du XXe siècle », Le Mouvement social, no 246, 2014. 

  2. Végétalien (ou « végétarien strict ») : personne consommant uniquement des végétaux. Un végétalien ne consomme ni viande, ni sous-produits d’animaux terrestres ou marins, ni œufs, ni lait ni miel. En pratique, un végétalien est souvent « vegan ». 

  3. Vegan : terme anglo-saxon, souvent traduit par « végétalien » en français. Seulement, un vegan, en plus d’être un végétalien, n’utilise aucun produit d’origine animale dans toutes les facettes de sa vie. Que ce soit ses habits, chaussures, produits cosmétiques, objets divers, agriculture, loisirs, etc. Il n’utilise ni cuir, ni laine, ni fourrure, ni cire d’abeille, ni produits testés sur les animaux, etc. Un vegan n’accepte d’utiliser dans sa vie, que des produits non issus de la souffrance d’un animal : végétaux, minéraux ou des micro-organismes (non-testés sur les animaux). 

  4. Antispécisme : courant de pensée considérant qu’il n’y a pas de raisons de privilégier les intérêts des êtres conscients en fonction de leur appartenance à une espèce. En pratique, l’antispécisme s’oppose au fait de ne prendre en compte que les intérêts des humains et pas ceux des autres animaux. Se veut politique et place cette discrimination au même niveau que le racisme ou le sexisme. 

  5. Dans « À propos du végétarisme », publié en 1901, il explique les circonstances qui l’ont conduit à devenir végétarien, lors de ses études à la faculté de théologie protestante (1848-1849). 

  6. Publiée le 28 juin 2019 par Libération humaine et animale, blog 100 % vegan, 100 % antifasciste, 100 % anticapitaliste (blog d’information et de réflexion pour la libération animale et l’émancipation sociale de tous les humains). Pour celles et ceux qui seraient intéressés par cette recette, ils pourront également se reporter au livre de Tony Legendre, Expériences de vie communautaire anarchiste en France. Le milieu libre de Vaux (Aisne) 1902-1907 et la colonie naturiste et végétalienne de Bascon (Aisne) 1911-1951, publié aux Éditions libertaires, 2006. 

Dossier « Au banquet de la vie »