Joelson Ferreira & Erahsto Felício
Ce texte a été écrit par Joelson Ferreira et Erahsto Felício, deux membres de la Toile des Peuples (Teia dos Povos), organisation créée à partir de 2012 au Brésil, qui travaille à mettre en lien les peuples et communautés en lutte. L’article ci-dessous est un extrait de chapitres d’un livre intitulé Por Terra e Território : caminhos da revolução dos povos no Brasil (Pour la terre et le territoire : les chemins de la révolution des peuples au Brésil) paru en 2021. Il s’agit de chercher à lier groupes, communautés, territoires, organisations politiques rurales et urbaines pour construire une autonomie collective par l’échange de savoirs, de projets, de semences, de formations et de soutiens mutuels. La terre et l’accès à la nourriture sont les fondements de ces groupes et de ces réseaux, mais pas seulement dans un sens idéologique. La priorité est donnée à la pratique et aux luttes pour l’accès à la terre dont les impacts sont directs et concrets. Les groupes de base sont les communautés organisées dans les territoires et qui sont déjà territorialisées. Ce sont elles qui ont la primauté sur les débats et les discussions de la Toile parce qu’elles construisent leurs projets dans la vie pratique. Le soutien plutôt théorique et pas forcément local émane des gens qui ne font pas partie de la construction d’un territoire, comme les étudiants, les groupes de recherche, etc. mais ces derniers se considèrent tout de même comme les liens de la Toile. Actuellement, au Brésil, plusieurs groupes d’activité de la Toile sont présents dans diverses régions (de l’État de Bahia jusqu’au sud, dans l’État du Rio Grande do Sul), et développent des projets de communautés quilombolas1, indiennes, rurales, avec comme objectif de développer une autonomie alimentaire et politique comme voie possible contre l’exploitation et la soumission.
Rappelons également que la situation brésilienne est très différente de celle que l’on peut trouver en Europe occidentale en ce qui concerne la production agricole. L’économie brésilienne s’est historiquement bâtie autour de cycles de production et d’exportation de matières premières (bois, sucre, minerais puis café et caoutchouc, aujourd’hui le soja). Le Brésil est l’un des plus gros producteurs de soja et de viande au monde. Il est également l’un des champions de la culture d’OGM. Les propriétaires fonciers, les latifundistes, possèdent des exploitations pouvant s’étendre à plusieurs milliers d’hectares. Ils bénéficient également de soutiens parlementaires puissants au sein des chambres de représentation du pays. Face à cela s’opposent d’autres visions de l’agriculture et, par extension, de l’environnement notamment promus par les paysans familiaux et les Amérindiens. Ces derniers développent un rapport singulier et spirituel avec leur environnement, dont cherche à s’inspirer Teia dos Povos, bien éloigné des conceptions occidentales de la « nature » auxquelles le lectorat francophone est habitué.
En cherchant à articuler la notion de Terre avec celle de Territoire, la Teia dos Povos (la Toile des Peuples) a pour ambition de démocratiser l’accès aux terres de notre pays. Cette ambition doit être précisée pour éviter les malentendus. Avant, quand on parlait de réforme agraire, on militait auprès de l’État afin qu’il concède des terres que l’on puisse travailler, et vivre de ce qu’elles nous donnent. Pourtant, on reconnaît maintenant que l’État brésilien est l’un des grands ennemis auxquels nous faisons face dans cette lutte contre le racisme, le patriarcat et le capitalisme. Il n’y a rien à attendre de l’État pour améliorer ou régler quelque chose. L’urgence est à la démocratisation de l’accès à la terre et ce débat doit être mené en prenant de la distance avec l’idée de la terre considérée comme une marchandise, comme une propriété qui peut être vendue, achetée ou même concédée, donnée.
La crise structurelle du capitalisme dans lequel nous vivons est profonde dans notre société. Un animal acculé qui a peur de la mort devient plus courageux et essaiera de se défendre de façon plus agressive. C’est pour cela que l’on voit le pillage de la Mère Terre s’intensifier. Les capitalistes ont besoin de détruire de plus en plus rapidement les rivières, les forêts, les mangroves, les montagnes, bref tout ce qui est vivant, parce que chaque jour leurs taux de profit baissent ; ils ont besoin de produire plus pour vendre plus et donner satisfaction aux actionnaires des entreprises. La nécessité de profits entraîne la destruction rapide de nos territoires, de nos biomes. La réponse à cela est l’occupation des terres organisée autour de la gestion commune des richesses en respectant le cycle de la vie de la nature.
Les principes de cette lutte sont la terre et le territoire. Pour vaincre, nos fondements sont les eaux, les semences et la souveraineté alimentaire. C’est la seule façon d’arriver à une autonomie qui se réalise avec des choses simples. Ainsi, il est nécessaire d’apprendre à vivre en s’inspirant de la forêt qui est un système dans lequel tous les êtres vivants ont tout en abondance. Pour cela il faut construire des systèmes agroforestiers autonomes, produire notre nourriture mais aussi en laisser une partie pour les autres êtres qui vivent dans ce système et offrir des choses à notre Mère Terre parce que c’est d’elle dont on reçoit et à qui il faut redonner. Il faut construire un lieu pour vivre de façon confortable pour le repos du corps et de l’esprit. Dans cette perspective, des systèmes agroforestiers sont développés pour ceux qui s’intéressent à cette idée. Cette zone peut être individuelle ou collective et devenir une référence à suivre pour les autres. Nous pouvons vous envoyer une proposition, un exemple, mais rappelez-vous qu’il ne s’agit pas d’une copie, mais tout simplement d’une idée, parce que les biomes sont différents les uns des autres. Par exemple, le biome forêt atlantique entretient des similarités avec le biome amazonien, mais chacun dispose de ses singularités. Le biome Caatinga2 ressemble au biome Cerrado3, mais ils ont aussi leurs différences. Les biomes forêt atlantique et amazonien sont caractérisés par une abondance de pluie, ce qui n’est pas le cas du biome Caatinga. Le biome Cerrado, un des plus anciens du pays, a aussi ses propres spécificités. Chacun de ces biomes adopte des cultures particulières, qu’il faut comprendre tout en respectant leurs différences et en apprenant de chaque région, de chaque culture (tant humaine qu’agricole). Notre idée n’est pas de proposer un modèle qui servirait pour tous les endroits, mais de construire une référence utile pour nos luttes.
Les peuples originaires utilisent l’expression Mère Terre (Pachamama pour les peuples andins) pour plusieurs motifs. On a appris que, en étant une mère, on ne doit pas la diviser, en donnant la tête à l’un, l’estomac à l’autre et les pieds à un autre : elle n’existe que dans sa totalité et son unicité. C’est pour cela que nos revendications ont évolué ; nous exigions au départ une redistribution plus juste des terres et, désormais, nous aspirons à bâtir de véritables territoires. En effet, vivre sur un terrain de dix hectares de terre est une chose, mais c’en est une autre bien différente de vivre sur un territoire sur lequel on considère à parts égales les forêts, les lacs, les rivières, ainsi que la flore et la faune qui s’y épanouissent. Lorsque l’on parle de territoire, il ne s’agit pas seulement d’un carré ou d’une terre délimitée, mais d’un endroit rempli de symboles d’appartenance, ancrés dans l’abondance de la vie. C’est ce que nous appelons l’au-delà des clôtures. Il ne suffit pas simplement de donner une terre comme actuellement en concédant des titres de propriété individuels, qui, peu de temps après, seront achetés par les latifundistes et l’agrobusiness afin d’être exploités et se transformeront en une machine de destruction des vies. Nous voulons que ces territoires, sur lesquels sont présents des communautés, des rivières, des forêts, des animaux, des sources et tout le reste puissent être respectés et préservés. Si l’on continue à lutter pour la préservation des clôtures, elles continueront à nous séparer et à nous diviser. Ce sont elles qui permettent la destruction d’une rivière d’un côté et que, de l’autre, des populations, qui n’ont rien à voir avec le projet mené, soient aussi affectées par sa destruction.
À partir de là, on ne dit pas que l’État ne doit pas faire de réforme agraire. Selon la conception bourgeoise de la formation de la nation, la réforme agraire est nécessaire et elle a été faite dans plusieurs pays. Aux États-Unis, par exemple, la réforme agraire a été faite en relation avec le génocide des peuples originaires en expulsant les Indiens de leurs terres pour les donner aux colons. Tous les pays riches, à un certain moment de leur histoire, ont réalisé des réformes foncières pour augmenter la production. Cette logique bourgeoise n’advint pas avec les élites brésiliennes parce que, ici, il n’y a pas eu la formation d’une nation mais d’une élite extractiviste dont les produits sont toujours destinés à l’étranger. Nous n’avons pas d’élite nationale qui lutte pour la nation, mais des élites qui, contre le peuple, utilisent l’État bourgeois pour nous faire travailler le plus possible au moindre coût et prendre aux peuples toutes les terres conquises. C’est pour cette raison que l’on affirme que la réforme agraire sera toujours une demande fondamentalement contraire aux intérêts des élites – cela se voit dans le coup d’État de 19644. C’est aussi pour cette raison que l’on dit que les gouvernements progressistes se sont rendus aux élites pour ne pas avoir traité la question foncière comme il le fallait.
Notre perspective n’est pas de demander à l’État qu’il nous donne de la terre : il est essentiel que ce soit le peuple qui conquiert ses terres parce que c’est par la lutte qu’adviendra la transformation symbolique de la terre en territoire. On sait qu’il y a beaucoup de terres qui ont été déterritorialisées par les dévastations causées par l’agrobusiness, l’activité minière, etc. Dans ces cas, il y a un travail important à entreprendre pour que cette terre redevienne un territoire. On parle ici de transformer un pâturage en forêt, de faire rejaillir l’eau là où elle avait disparu, de faire courir à nouveau les rivières par les chemins où elles ont été bloquées par les barrages, etc. La lutte est immense, mais, si nous donnons de l’espace à la vie, la nature prendra en charge une bonne partie des choses.
On voit le territoire comme un principe, une fin et un moyen. Comme principe d’abord parce que toute notre ancestralité était ancrée dans la terre. Nous sommes des fils et filles des peuples qui ont vécu dans des communautés qui entretiennent une connexion spirituelle forte avec les plantes, les lacs, etc. Au Brésil, il existe une tradition historique de lutte contre les latifundistes depuis la révolte des Tamoios5 jusqu’à celle de Canudos6, sans oublier l’expérience puissante et longue de Palmares7. Le principe est alors la terre, la lutte pour y rester ou pour y retourner. En définitive, notre objectif principal est de créer un territoire décolonialisé du capitalisme, du racisme et du patriarcat, ce qui veut dire la fin des formes de domination violentes auxquelles nous avons été soumis jusqu’à présent. Le moyen pour obtenir cette victoire passe par les territoires, en produisant de la nourriture, en construisant l’autonomie, en organisant les peuples et en protégeant la vie, parce que si nous ne prenons pas les territoires maintenant on ne sait pas si, demain, il y aura de la vie pour lutter.
Il est donc nécessaire de comprendre l’importance de la terre et du territoire pour former un militantisme en capacité de construire rapidement l’autonomie parce que la liberté ne peut pas être acquise seulement après le triomphe des luttes sur le capitalisme. C’est le travail de la terre qui nous habillera, construira nos maisons et donnera les conditions de notre subsistance. C’est une activité révolutionnaire quand on sait qu’aujourd’hui le travailleur brésilien dépend de l’agriculture familiale pour se nourrir. Plus de 70 % des aliments qui arrivent dans les assiettes des travailleurs partent de nos peuples et de nos efforts. Il n’est pas facile de nourrir des villes de plus en plus grandes et des campagnes et champs de plus en plus attaqués par l’agrobusiness. Il faut comprendre l’importance de la valorisation du travail agricole, même lorsque l’on fait notre chemin de lutte dans les villes et que l’on se situe loin de la production alimentaire. Les peuples qui vivent dans les villes doivent mesurer à quel point ils dépendent de la terre. Si maintenant les villes boivent de l’eau contenant des pesticides, il s’agit d’un problème qui ne peut être résolu que par la terre, dans les campagnes. Pour cela, il est nécessaire que les villes également soient plus actives sur ces terrains de lutte.
L’autonomie est quelque chose de lourd et difficile. Il est toujours plus facile de reprocher aux autres nos échecs. Il faut continuer à occuper des terres et former des territoires, en dépit des multiples échecs et problèmes qui se dresseront sur notre route ; il faut apprendre et vivre avec nos pratiques. Nous ne disons rien de nouveau ici, nous reprenons simplement ce que les peuples ont fait durant des siècles pour s’organiser dans cette situation de captivité qui nous est imposée au Brésil. On a juste mis en lumière le fait que le poids de l’autonomie tombe sur notre capacité à travailler et à maintenir les alliances. Notre travail produira les ressources, la nourriture, les vêtements et les maisons. Ici, on s’éloigne de l’illusion que la terre crée des richesses toute seule parce que, même si parfois la nature peut créer des richesses, si on ne travaille pas avec elle, on ne fait que prendre les choses au lieu de les redistribuer. Les ressources dont nous avons besoin pour faire face aux ennemis sont nombreuses, on ne peut pas compter sur les hasards, il faut travailler et lutter. Avec les yeux sur le chemin, les mains occupées par les petites tâches et en progressant par étapes, il est possible de continuer ensemble avec nos idées politiques. Il n’y a de réussite que dans l’alliance et c’est pour cela qu’il faut accorder une attention spéciale au chemin que l’on construit.
Christie Tirado, gravure sur bois pour le journal ProPublica (source : crosscut.com).
Notre orientation vers la terre a été inspirée par l’agroécologie et par les savoirs ancestraux issus des méthodes d’agriculture des peuples originaires. Notre outil le plus pointu est le respect et l’amour de la terre et de la nature. Pour surmonter les conditions imposées par le capitalisme, nous n’essaierons pas d’augmenter la production alimentaire en permanence, menant jusqu’à la destruction des biomes, comme le propose la pensée développementaliste. Nous avons déjà beaucoup travaillé pour être inclus dans le système jusqu’à ce que nous nous soyons aperçus que le capitalisme ne veut pas de nous. Nous avons vu de nos yeux que le problème de la faim n’est pas dû au supposé retard de nos techniques agricoles. Nous refusons les mensonges de la modernisation de l’agriculture parce que nous souffrons directement des conséquences des mensonges de celle-ci. En 2012, à l’occasion de l’événement qui a marqué l’émergence de la Teia dos Povos, nous avons eu l’honneur de rencontrer Ana Primavesi8 et de discuter avec elle de notre choix de privilégier les méthodes issues de l’agroécologie. Un de ses livres, publié une décennie auparavant, nous a inspiré la reprise de notre savoir-faire pour la culture du cacao en suivant le leitmotiv ci-contre : « un sol sain, une plante saine, une nourriture saine ». Elle et les peuples originaires noirs nous ont enseigné l’importance de prendre soin de la terre. Si nous voulons nourrir notre peuple, nos ancêtres, et tous ceux qui viendront après nous – nos fils et filles, nos petits enfants – il faudra toujours compter sur la générosité de la terre. Nous réaffirmons que tout territoire ou groupe de base doit commencer sa transition agroécologique pour s’éloigner des poisons issus des pesticides et de l’industrie agroalimentaire, de la destruction du couvert végétal et de la dégradation du sol.
Une vraie autonomie alimentaire n’est possible que sur une terre saine. Mais comment est-il possible de reconquérir cette terre ? Nos ancêtres nous disent que, au principe de tout, il y a toujours une semence. Il n’est pas possible de construire une vraie autonomie alimentaire si le groupe de base n’entretient pas un vrai rapport de liberté avec les semences, le fondement le plus basique pour la survie de tout ce qui est vivant. Si nous cherchons l’autonomie pour la production alimentaire, le premier élément à détruire ce sont les entreprises qui, en produisant des semences hybrides et transgéniques, ont bâti une chaîne de dépendance pour nous et pour la terre, étouffant la diversité et nous inondant de dettes. En 2012, cinq grandes entreprises disposaient de 75 % du commerce de semences. Les lois des brevets – qui ont été établies dans chaque pays pour défendre l’intérêt et le profit au détriment de la vie – apparaissent être des armes pour soumettre les populations paysannes du monde aux entreprises qui ne font aucun compromis avec le maintien de la qualité ou de la diversité alimentaire, ni avec la protection des biomes. Il s’agit d’une ingénierie de gains du marché, d’une volonté d’homogénéisation des territoires au détriment de la soumission des hommes, des femmes, des plantes et des animaux. Si nous ne faisons rien, l’oligopole de la production alimentaire sera, à terme, constitué par trois entreprises.
Chaque groupe de base avec une terre, chaque territoire, doit être une zone libre pour les semences des peuples. La construction de l’autonomie commence avec les semences plus anciennes, en identifiant les variétés des espèces qui appartiennent à cette région, en sachant qui a gardé des semences, en comprenant les bonnes saisons favorables à la reproduction de ces semences à partir du savoir traditionnel. En dépit des victoires de l’industrie agroalimentaire face à l’agriculture des peuples, les résistances existent. Elles sont éparpillées sur chaque territoire et, en plus de cela, ces luttes ont conservé les semences des plantes alimentaires et médicinales même lorsqu’elles sont devenues rares dans les vies – et les plats – des familles brésiliennes. L’industrie agroalimentaire et les supermarchés ont standardisé les repas et ont développé l’hégémonie de quelques plantes seulement comme la pomme de terre anglaise, la laitue, les carottes, le riz blanc, des haricots blancs, de la tomate, du poivre, etc. Pourtant, la diversité des variétés de chaque espèce mentionnée ci-dessus est immense, et il y a encore tellement d’espèces rencontrées dans chaque région qu’il convient de redécouvrir !
Du point de vue alimentaire, il faut dépasser cette standardisation. Nous connaissons plus de dix-mille espèces de plantes alimentaires. Les peuples originaires s’alimentaient grâce à plus de cinq cents plantes, mais l’industrie agroalimentaire réduit de plus en plus la diversité de nos assiettes. Désormais, à l’échelle mondiale, nous disposons de trois grands types de plantes (le maïs, le blé et le riz) qui fournissent plus de la moitié des calories nécessaires pour survivre. Cela ne ruine pas seulement notre variété alimentaire, qui existe grâce à la créativité et le travail humain depuis des millénaires, mais cela appauvrit également notre nutrition. Un peuple qui doit lutter pour sa terre, pour son territoire, ne peut pas être un peuple faible, mal nourri, subissant des maladies dues à une alimentation induite par le capitalisme.
Pour dépasser cette imposition capitaliste, il faut connaître et reprendre la culture des multiples variétés d’ignames, de patates douces, de maniocs, de maïs et de haricots, mais aussi d’autres types de feuilles qui poussent facilement de manière à en finir avec la faim qui touche notre peuple. L’expression PANC (Plante Alimentaire Non-Conventionnelle) a été utilisée largement récemment, mais les peuples traditionnels n’ont jamais abandonné une certaine quantité de ces plantes. Il peut s’agir d’une nouvelle feuille du cacao qui remplace la laitue, ou une ora-pro-nobis9 utilisée pour l’absorption des protéines ou même une taioba qui remplace la couve10. Le fait est que les peuples n’ont jamais été complètement soumis à l’alimentation standardisée du marché11. C’est pourquoi nous devons commencer à étudier nos peuples, leurs propres semences et leurs savoirs présents dans les territoires qu’ils occupent afin de s’en inspirer.
En parlant des semences ainsi que de la manière de se nourrir à partir de la diversité de plantes existantes, il faut préciser plusieurs choses : nous ne défendons pas ici une économie de subsistance qui ignore la complexité et les impératifs de compétitivité dû à la production de profits dans le capitalisme contemporain. Nous savons que les territoires ont besoin de produire leurs propres revenus, d’acheter certains produits qui ne sont pas typiques de ces régions et de disposer d’une agriculture capable d’assurer la dignité de leur peuple. Toutefois, tout cela commence par l’autonomie alimentaire. C’est par les cultures de cycle court – celles qui peuvent nous donner à manger dès les premiers mois – que doit commencer le travail. Ce savoir est très populaire chez les femmes. Ce sont elles qui s’occupent traditionnellement de la mariscagem, du jardin productif, et qui font plus attention à la nutrition de la famille. Il y a beaucoup à apprendre de ces expériences. Les cultures qui produisent des revenus et des ressources suffisantes pour vivre dignement viennent ensuite assurer les conditions objectives de bien-être de notre peuple. D’abord viennent l’autonomie et la sécurité alimentaires et seulement ensuite seront organisées les autres productions, qui peuvent être réalisées en concordance avec les précédentes.
Il faut bien comprendre que l’autonomie alimentaire est différente de ce qu’il convient d’appeler la « sécurité alimentaire ». Cette dernière concerne l’approvisionnement alimentaire – indépendamment de l’utilisation ou non de pesticides – pour se nourrir durant une année. L’autonomie alimentaire, par contre, établit les conditions nécessaires à la production et à la consommation de ses propres aliments – sans pesticides, en poursuivant un but d’émancipation et en donnant une valeur à sa culture alimentaire et à des savoirs acquis. En bref, il s’agit d’un vrai pouvoir de décision et de gestion sur le processus de production de ce que vous mangez. Pour parvenir à cette autonomie, il faut que les groupes de base ou les territoires soient extrêmement liés et connectés afin de favoriser leurs échanges, parce que chaque biome possède sa propre richesse ainsi que les conditions de production de certains aliments en abondance. Ensuite, la circulation des produits – mais aussi des savoirs et des connaissances, des semences et des solutions trouvées pour répondre aux problèmes rencontrés dans les cultures –, est essentielle entre compagnons et compagnes, pour qu’il ne manque à personne le bon aliment produit avec amour par la terre.
Quelques exemples d’étapes pour l’autonomie alimentaire :
– Garder des semences saines et diversifiées et participer du réseau de semences de la Teia dos Povos. – Construire des jardins productifs qui permettent aux familles d’avoir une nourriture accessible et proche de chez-eux. – Commencer avec la culture des plantes basiques, comme les haricots, le maïs, les patates douces, le manioc, les courges. – Mettre en valeur et récupérer les traditions alimentaires des peuples par l’échange de savoirs et nourriture à l’intérieur et entre les territoires. – Construire des Systèmes Agroforestiers (SAF) qui respectent les spécificités de chaque biome. – Transformer en compost tous les déchets organiques des maisons, écoles et équipements qui les produisent. – Récupérer des terres dégradées pour reconstruire le sol. – Produire des cultures qui puissent engendrer des revenus et des bons échanges.
Joelson Ferreira & Erahsto Felício
À l’origine, un quilombo est une terre occupée par des anciens esclaves et des Amérindiens en fuite qui s’est constitué de manière autonome afin de résister aux formes d’exploitation qui débutèrent lors de l’invasion portugaise du Brésil. Il s’agit également d’un lieu où les formes traditionnelles de vie et de culture peuvent se perpétuer. Actuellement cette tradition de lutte est toujours fortement ancrée et tend, par des organisations comme Teia dos Povos, à se développer. ↩
Ecorégion située au nord du Brésil, marquée par une grande aridité et des plantes qui ne poussent que lors de la saison des pluies. ↩
Ecorégion plutôt située au sud du Brésil. Il s’agit d’une zone de savanes massivement exploitées par l’humanité pour les besoins de l’élevage industriel notamment. ↩
Au début des années 60, le Brésil avait comme président João Goulart (Jango), qui menait un gouvernement plutôt progressiste et promouvait un projet de “Réformes de Base”, parmi lesquelles la réforme agraire était centrale. Jango et ses réformes avaient du soutien, mais cela a changé drastiquement avec le coup d’État civil-militaire de 1964, qui a installé une dictature jusqu’en 1985, durant laquelle les réformes du gouvernement précédent ont été abandonnées, notamment la réforme agraire. ↩
Il s’agit d’une révolte menée par les Indiens du littoral brésilien entre Rio de Janeiro et une partie de São Paulo, entre 1554 et 1567 contre les Portugais et l’exploitation coloniale. Les peuples indiens ont constitué une confédération avec plusieurs ethnies. Les français, avec Villegaignon, ont profité de la révolte pour inciter encore plus les Indiens à lutter contre les Portuguais. C’est un épisode rempli d’alliances élaborées et qui montre la complexité des liens entre les peuples actuellement et tout ce qui a été drastiquement changé par la colonisation et le progrès de l’exploitation coloniale. ↩
Référence à la Guerre de Canudos, entre 1896 et 1897, à Bahia. Canudos est une ville fondée par Antônio Conselheiro, un messie qui partait en pèlerinage entre des villes et incitait les gens à le faire au nom de la foi. Il a fondé Canudos en 1893, une ville autosuffisante, avec du bétail et des jardins de culture collectifs. Considérant que la République a été proclamée en 1889, Canudos représentait un défi à ce projet et quatre expéditions ont été nécessaires pour annihiler la ville, qui résistait toujours. ↩
Référence au Quilombo dos Palmares qui est apparu vers 1580, à Pernambuco, avec des esclaves et des Indiens qui se sont enfuis pour établir une « Confédération » à Palmares. En chiffres, on considère qu’ils étaient plus de 30 000. Là-bas ils avaient la possibilité de construire leur vie et trouver une protection contre les possédants d’esclaves. La base de leur survie était l’agriculture de base et la sécurité, ce qui a permis au Quilombo dos Palmares de résister pendant plus d’un siècle à plus de 18 expéditions militaires. Un des noms les plus connus de la résistance à Palmares c’est le leader Zumbi dos Palmares, qui a résisté aux expéditions portugaises. Les quilombos, et surtout le quilombo dos Palmares, sont un symbole de résistance et de lutte à l’époque coloniale. ↩
Ana Primavesi (1920-2020) est considérée comme la mère de l’agro-écologie. D’origine autrichienne, Primavesi a été persécutée par le nazisme puis s’est installée au Brésil dans les années 50. Elle y a développé des recherches sur la gestion écologique des sols en plus d’une lutte permanente pour défendre la nature et changer les rapports entre l’humanité et l’environnement. ↩
Pereskia aculeata, plante d’origine américaine, originaire du sud des États-Unis, des Caraïbes et de l’Argentine. Au Brésil, on la trouve dans certains états du Nord-Est. C’est une plante très connue pour son abondance en fer et protéines, ce que lui a donné le nom de “viande des pauvres”. Elle est très utilisée comme substitut à la viande dans certains plats et fait partie des cuisines locales. ↩
Type de chou très populaire au Brésil. ↩
Il s’agit ici de certaines espèces de plantes agricoles utilisées comme remplaçants d’autres aliments lorsqu’ils sont chers ou qu’ils sont rares. Ces stratégies de remplacement sont vues comme partie intégrante du savoir populaire des peuples. ↩